– C’est pourquoi je choisirai justement l’heure où la mer sera pleine.
– En ce cas il s’enfuira sur une barque.
– Et comme j’aurai là, moi, une douzaine de barques de pêche dont chacune sera commandée par un de mes hommes, il sera cueilli.
– S’il ne passe pas entre votre douzaine de barques, ainsi qu’un poisson a travers les mailles.
– Soit. Mais alors je le coule à fond.
– Fichtre ! Vous aurez donc des canons ?
– Mon Dieu, oui. Il y a en ce moment un torpilleur au Havre. Sur un coup de téléphone de moi, il se trouvera à l’heure dite aux environs de l’Aiguille.
– Ce que Lupin sera fier ! Un torpilleur !... Allons, je vois, monsieur Ganimard, que vous avez tout prévu. Il n’y a plus qu’à marcher. Quand donnons-nous l’assaut ?
– Demain.
– La nuit ?
– En plein jour, à marée montante, sur le coup de dix heures.
– Parfait.
Sous ses apparences de gaieté, Beautrelet cachait une véritable angoisse. Jusqu’au lendemain, il ne dormit pas, agitant tour à tour les plans les plus impraticables. Ganimard l’avait quitté pour se rendre à une dizaine de kilomètres d’Étretat, à Yport, où, par prudence, il avait donné rendez-vous à ses hommes et où il fréta douze barques de pêche, en vue, soi-disant de sondages le long de la côte.
À neuf heures trois quarts, escorté de douze gaillards solides, il rencontrait Isidore au bas du chemin qui monte sur la falaise. À dix heures précises, ils arrivaient devant le pan de mur. Et c’était l’instant décisif.
– Qu’est-ce que tu as donc, Beautrelet ? Tu es vert ? ricana Ganimard, tutoyant le jeune homme en manière de moquerie.
– Et toi, monsieur Ganimard, riposta Beautrelet, on croirait que ta dernière heure est venue.
Ils durent s’asseoir et Ganimard avala quelques gorgées de rhum.
– Ce n’est pas le trac, dit-il, mais, sapristi, quelle émotion ! Chaque fois que je dois le pincer, ça me prend comme ça aux entrailles. Un peu de rhum ?
– Non.
– Et si vous restez en route ?
– C’est que je serai mort.
– Bigre ! Enfin, nous verrons. Et maintenant, ouvrez. Pas de danger d’être vu, hein ?
– Non. L’Aiguille est plus basse que la falaise, et en outre nous sommes dans un repli de terrain.
Beautrelet s’approcha du mur et pesa sur la brique. Le déclenchement se produisit, et l’entrée du souterrain apparut. À la lueur des lanternes qu’ils allumèrent, ils virent qu’il était percé en forme de voûte, et que cette voûte, ainsi d’ailleurs que le sol lui-même, était entièrement recouverte de briques.
Ils marchèrent pendant quelques secondes, et tout de suite un escalier se présenta. Beautrelet compta quarante-cinq marches, marches en briques, mais que l’action lente des pas avait affaissées par le milieu.
– Sacré nom ! jura Ganimard qui tenait la tête, et qui s’arrêta subitement comme s’il avait heurté quelque chose.
– Qu’y a-t-il ?
– Une porte !
– Bigre, murmura Beautrelet en la regardant, et pas commode à démolir. Un bloc de fer, tout simplement.
– Nous sommes fichus, dit Ganimard, il n’y a même pas de serrure.
– Justement, c’est ce qui me donne de l’espoir.
– Et pourquoi ?
– Une porte est faite pour s’ouvrir, et si celle-là n’a pas de serrure, c’est qu’il y a un secret pour l’ouvrir.
– Et comme nous ne connaissons pas ce secret...
– Je vais le connaître.
– Par quel moyen ?
– Par le moyen du document. La quatrième ligne n’a pas d’autre raison que de résoudre les difficultés au moment où elles s’offrent. Et la solution est relativement facile, puisqu’elle est inscrite, non pour dérouter, mais pour aider ceux qui cherchent.
– Relativement facile ! je ne suis pas de votre avis, s’écria Ganimard qui avait déplié le document... Le nombre 44 et un triangle marqué d’un point à gauche, c’est plutôt obscur.
– Mais non, mais non. Examinez la porte. Vous verrez qu’elle est renforcée, aux quatre coins, de plaques de fer en forme de triangles et que ces plaques sont maintenues par de gros clous. Prenez la plaque de gauche, tout en bas, et faites jouer le clou qui est à l’angle... Il y a neuf chances contre une, pour que nous tombions juste.
– Vous êtes tombé sur la dixième, dit Ganimard après avoir essayé.
– Alors, c’est que le chiffre 44...
À voix basse, tout en réfléchissant, Beautrelet continua :
– Voyons... Ganimard et moi, nous sommes là, tous les deux, à la dernière marche de l’escalier... il y en a 45... Pourquoi 45, tandis que le chiffre du document est 44 ? Coïncidence ? non... Dans toute cette affaire, il n’y a jamais eu de coïncidence, du moins involontaire. Ganimard, ayez la bonté de remonter d’une marche... C’est cela, ne quittez pas cette 44e marche. Et maintenant, je fais jouer le clou de fer. Et la bobinette cherra... Sans quoi j’y perds mon latin...
La lourde porte en effet tourna sur ses gonds. Une caverne assez spacieuse s’offrit à leurs regards.
– Nous devons être exactement sous le fort de Fréfossé, dit Beautrelet. Maintenant les couches de terre sont traversées. C’est fini de la brique. Nous sommes en pleine masse calcaire.
La salle était confusément éclairée par un jet de lumière qui provenait de l’autre extrémité. En s’approchant ils virent que c’était une fissure de la falaise, pratiquée dans un ressaut de la paroi, et qui formait comme une sorte d’observatoire. En face d’eux, à cinquante mètres, surgissait des flots le bloc impressionnant de l’Aiguille. À droite, tout près, c’était l’arc-boutant de la porte d’Aval, à gauche, très loin, fermant la courbe harmonieuse d’une vaste crique, une autre arche, plus imposante encore, se découpait dans la falaise, la Manneporte (magna porta), si grande, qu’un navire y aurait trouvé passage, ses mâts dressés et toutes voiles dehors. Au fond, partout, la mer.
– Je ne vois pas notre flottille, dit Beautrelet.
– Impossible, fit Ganimard, la porte d’Aval nous cache toute la côte d’Étretat et d’Yport. Mais tenez, là-bas, au large, cette ligne noire, au ras de l’eau...
– Eh bien ?...
– Eh bien, c’est notre flotte de guerre, le torpilleur n° 25. Avec ça, Lupin peut s’évader... s’il veut connaître les paysages sous-marins.
Une rampe marquait l’orifice de l’escalier, près de la fissure. Ils s’y engagèrent. De temps à autre, une petite fenêtre trouait la paroi, et chaque fois ils apercevaient l’Aiguille, dont la masse leur semblait de plus en plus colossale. Un peu avant d’arriver au niveau de l’eau, les fenêtres cessèrent, et ce fut l’obscurité.
Isidore comptait les marches à haute voix. À la trois cent cinquante-huitième, ils débouchèrent dans un couloir plus large que barrait encore une porte en fer, renforcée de plaques et de clous.
– Nous connaissons ça, dit Beautrelet. Le document nous donne le nombre 357 et un triangle pointé à droite. Nous n’avons qu’à recommencer l’opération.
La seconde porte obéit comme la première. Un long, très long tunnel se présenta, éclairé de place en place par la lueur vive de lanternes, suspendues à la voûte. Les murs suintaient, et des gouttes d’eau tombaient sur le sol, de sorte que, d’un bout à l’autre, on avait disposé pour faciliter la marche, un véritable trottoir en planches.
– Nous passons sous la mer, dit Beautrelet. Vous venez, Ganimard ?
L’inspecteur s’aventura dans le tunnel, suivit la passerelle en bois et s’arrêta devant une lanterne qu’il décrocha :
– Les ustensiles datent peut-être du moyen âge, mais le mode d’éclairage est moderne. Ces messieurs s’éclairent avec des manchons à incandescence.
Il continua son chemin. Le tunnel aboutissait à une autre grotte de proportions plus spacieuses, où l’on apercevait, en face, les premières marches d’un escalier qui montait.
– Maintenant, c’est l’ascension de l’Aiguille qui commence, dit Ganimard, ça devient plus grave.
Mais un de ses hommes l’appela.
– Patron, un autre escalier, là, sur la gauche.