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Beautrelet courut vers ce pan de mur, long peut-être de dix mètres et dont la surface était tapissée d’herbes et de plantes. Il ne releva aucun indice.

Et cependant, ce chiffre 19 ?

Il revint à la grotte, sortit de sa poche un peloton de ficelle et un mètre en étoffe dont il s’était muni, noua la ficelle à l’angle de silex, attacha un caillou au dix-neuvième mètre et le lança du côté de la terre. Le caillou atteignit à peine l’extrémité du sentier.

« Triple idiot, pensa Beautrelet. Est-ce que l’on comptait par mètres à cette époque ? 19 signifie 19 toises ou ne signifie rien. »

Le calcul effectué, il compta trente-sept mètres sur la ficelle, fit un nœud, et, à tâtons, chercha sur le pan du mur le point exact et forcément unique où le nœud formé à trente-sept mètres de la fenêtre des Demoiselles toucherait le mur de Fréfossé. Après quelques instants le point de contact s’établit. De sa main restée libre, il écarta des feuilles de molène poussées entre les interstices.

Un cri lui échappa. Le nœud était posé sur le centre d’une petite croix sculptée en relief sur une brique.

Or, le signe qui suivait le chiffre 19 sur le document était une croix !

Il lui fallut toute sa volonté pour dominer l’émotion qui l’envahit. Hâtivement, de ses doigts crispés, il saisit la croix et, tout en appuyant, il tourna comme il eût tourné les rayons d’une roue. La brique oscilla. Il redoubla son effort : elle ne bougeait plus. Alors, sans tourner, il appuya davantage. Il la sentit aussitôt qui cédait. Et tout à coup, il y eut comme un déclenchement, un bruit de serrure qui s’ouvre ; et, à droite de la brique, sur une largeur d’un mètre, le pan du mur pivota et découvrit l’orifice d’un souterrain.

Comme un fou, Beautrelet empoigna la porte de fer dans laquelle les briques étaient scellées, la ramena violemment, et la ferma. L’étonnement, la joie, la peur d’être surpris convulsaient sa figure jusqu’à la rendre méconnaissable. Il eut la vision effarante de tout ce qui s’était passé là, devant cette porte, depuis vingt siècles, de tous les personnages initiés au grand secret, qui avaient pénétré par cette issue... Celtes, Gaulois, Romains, Normands, Anglais, Français, barons, ducs, rois, et, après eux tous, Arsène Lupin... et après Lupin, lui, Beautrelet... Il sentit que son cerveau lui échappait. Ses paupières battirent. Il tomba évanoui et roula jusqu’au bas de la rampe, au. bord même du précipice.

Sa tâche était finie, du moins la tâche qu’il pouvait accomplir seul, avec les seules ressources dont il disposait.

Le soir, il écrivit au chef de la Sûreté une longue lettre, où il rapportait fidèlement les résultats de son enquête et livrait le secret de l’Aiguille creuse. Il demandait du secours pour achever l’œuvre et donnait son adresse.

En attendant la réponse, il passa deux nuits consécutives dans la chambre des Demoiselles. Il les passa, transi de peur, les nerfs secoués d’une épouvante qu’exaspéraient les bruits nocturnes... Il croyait à tout instant voir des ombres qui s’avançaient vers lui. On savait sa présence dans la grotte... on venait... on l’égorgeait... Son regard pourtant, éperdument fixe, soutenu par toute sa volonté, s’accrochait au pan de mur.

La première nuit rien ne bougea, mais la seconde, à la clarté des étoiles et d’un mince croissant de lune, il vit la porte s’ouvrir et des silhouettes qui émergeaient des ténèbres. Il en compta deux, trois, quatre, cinq...

Il lui sembla que ces cinq hommes portaient des fardeaux assez volumineux. Ils coupèrent droit par les champs jusqu’à la route du Havre et il discerna la bruit d’une automobile qui s’éloignait.

Il revint sur ses pas, il côtoya une grande ferme. Mais au détour du chemin qui la bordait, il n’eut que le temps d’escalader un talus et de se dissimuler derrière des arbres. Des hommes encore passèrent, quatre... cinq... et tous chargés de paquets. Et deux minutes après, une autre automobile gronda. Cette fois, il n’eut pas la force de retourner à son poste et il rentra se coucher.

À son réveil, le garçon d’hôtel lui apporta une lettre. Il la décacheta. C’était la carte de Ganimard.

– Enfin ! s’écria Beautrelet, qui sentait vraiment, après une campagne aussi dure, le besoin d’un secours.

Il se précipita les mains tendues. Ganimard les prit, le contempla un moment et lui dit

– Vous êtes un rude type, mon garçon.

— Bah ! fit-il, le hasard m’a servi.

– Il n’y a pas de hasard avec lui, affirma l’inspecteur, qui parlait toujours de Lupin d’un air solennel et sans prononcer son nom.

Il s’assit.

– Alors nous le tenons ?

– Comme on l’a déjà tenu plus de vingt fois, dit Beautrelet en riant.

– Oui, mais aujourd’hui...

– Aujourd’hui, en effet, le cas diffère. Nous connaissons sa retraite, son château fort, ce qui fait, somme toute, que Lupin est Lupin. Il peut s’échapper. L’Aiguille d’Étretat ne le peut pas.

– Pourquoi supposez-vous qu’il s’échappera ? demanda Ganimard inquiet.

– Pourquoi supposez-vous qu’il ait besoin de s’échapper ? répondit Beautrelet. Rien ne prouve qu’il soit dans l’Aiguille actuellement. Cette nuit, onze de ses complices en sont sortis. Il était peut-être l’un de ces onze.

Ganimard réfléchit.

– Vous avez raison. L’essentiel, c’est l’Aiguille creuse. Pour le reste, espérons que la chance nous favorisera. Et maintenant, causons.

Il prit de nouveau sa voix grave, son air d’importance convaincue, et prononça :

– Mon cher Beautrelet, j’ai ordre de vous recommander, à propos de cette affaire, la discrétion la plus absolue.

– Ordre de qui ? fit Beautrelet plaisantant. Du Préfet de police ?

– Plus haut.

– Le président du Conseil ?

– Plus haut.

– Bigre !

Ganimard baissa la voix.

– Beautrelet, j’arrive de l’Élysée. On considère cette affaire comme un secret d’État, d’une extrême gravité. Il y a des raisons sérieuses pour que l’on tienne ignorée cette citadelle invisible... des raisons stratégiques surtout... Cela peut devenir un centre de ravitaillement, un magasin de poudres nouvelles, de projectiles récemment inventés, que sais-je ? l’arsenal inconnu de la France.

– Mais comment espère-t-on garder un tel secret ? Jadis, un seul homme le détenait, le roi. Aujourd’hui, nous sommes déjà quelques-uns à le savoir, sans compter la bande à Lupin.

– Eh ! Quand on ne gagnerait que dix ans, que cinq ans de silence ! Ces cinq années peuvent être le salut...

– Mais, pour s’emparer de cette citadelle, de ce futur arsenal, il faut bien l’attaquer, il faut bien en déloger Lupin. Et tout cela ne se fait pas sans bruit.

– Évidemment, on devinera quelque chose, mais on ne saura pas. Et puis quoi, essayons.

– Soit, quel est votre plan ?

– En deux mots, voilà. Tout d’abord vous n’êtes pas Isidore Beautrelet, et il n’est pas non plus question d’Arsène Lupin. Vous êtes et vous restez un gamin d’Étretat, lequel en flânant a surpris des individus qui sortaient d’un souterrain. Vous supposez, n’est-ce pas, l’existence d’un escalier qui perce la falaise du haut en bas ?

– Oui, il y a plusieurs de ces escaliers le long de la côte. Tenez, tout près, on m’a signalé, en face de Bénouville, l’escalier du Curé, connu de tous les baigneurs. Et je ne parle pas des trois ou quatre tunnels destinés aux pêcheurs.

– Donc, la moitié de mes hommes et moi nous marchons guidés par vous. J’entre seul, ou accompagné, ceci est à voir. Toujours est-il que l’attaque a lieu par là. Si Lupin n’est pas dans l’Aiguille, nous établissons une souricière, où un jour ou l’autre il se fera pincer. S’il est là...

– S’il est là, monsieur Ganimard, il s’enfuira de l’Aiguille par la face postérieure, celle qui regarde la mer.

– En ce cas, il sera immédiatement arrêté par l’autre moitié de mes hommes.

– Oui, mais si, comme je le suppose, vous avez choisi le moment où la mer s’est retirée, laissant à découvert la base de l’Aiguille, la chasse sera publique, puisqu’elle aura lieu devant tous les pêcheurs de moules, de crevettes et de coquillages qui pullulent sur les rochers avoisinants.

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