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L’automobile arrivait, une immense voiture à carrosserie fermée. Il ouvrit la portière, Beautrelet poussa un cri. Dans la limousine il y avait un homme et cet homme c’était Lupin ou plutôt Massiban.

Il éclata de rire, comprenant soudain.

Lupin lui dit :

– Te retiens pas, il dort bien. Je t’avais promis que tu le verrais. Tu t’expliques maintenant les choses ? Vers minuit, je savais votre rendez-vous au château. À sept heures du matin, j’étais là. Quand Massiban est passé, je n’ai eu qu’à le cueillir... Et puis, une petite piqûre... ça y était ! Dors, mon bonhomme... On va te déposer sur le talus... En plein soleil, pour n’avoir pas froid... Allons-y... bien... parfait... À merveille... Et notre chapeau à la main !.. un p’tit sou, s’il vous plaît... Ah ! mon vieux Massiban, tu t’occupes de Lupin !

C’était vraiment d’une bouffonnerie énorme que de voir l’un en face de l’autre les deux Massiban, l’un endormi et branlant la tête, l’autre sérieux, plein d’attentions et de respect.

– Ayez pitié d’un pauvre aveugle... Tiens, Massiban, voilà deux sous et ma carte de visite...

– Et maintenant, les enfants, filons en quatrième vitesse... Tu entends, le mécano, du 120 à l’heure. En voiture, Isidore... Il y a séance plénière de l’Institut aujourd’hui, et Massiban doit lire, à trois heures et demie, un petit mémoire sur je ne sais pas quoi. Eh bien, il le leur lira, son petit mémoire. Je vais leur servir un Massiban complet, plus vrai que le vrai, avec mes idées à moi sur les inscriptions lacustres. Pour une fois où je suis de l’Institut. Plus vite, mécano, nous ne faisons que du 115... T’as peur, t’oublie donc que t’es avec Lupin ?... Ah ! Isidore, et l’on ose dire que la vie est monotone, mais la vie est une chose adorable, mon petit, seulement, il faut savoir... et moi, je sais... Si tu crois que c’était pas à crever de joie tout à l’heure, au château, quand tu bavardais avec le vieux Vélines et que moi, collé contre la fenêtre, je déchirais les pages du livre historique ! Et après, quand t’interrogeais la dame de Villemon sur l’Aiguille creuse ! Allait-elle parler ? Oui, elle parlerait... non, elle ne parlerait pas... oui... non... J’en avais la chair de poule... Si elle parlait, c’était ma vie à refaire, tout l’échafaudage détruit... Le domestique arriverait-il à temps ? Oui... non... le voilà... Mais Beautrelet va me démasquer ? Jamais ! trop gourde ! Si... non... voilà, ça y est... non, ça y est pas... si... il me reluque... ça y est... il va prendre son revolver... Ah ! quelle volupté !... Isidore, tu parles trop... Dormons, veux-tu ? Moi, je tombe de sommeil... bonsoir...

Beautrelet le regarda. Il semblait presque dormir déjà. Il dormait.

L’automobile, lancée à travers l’espace, se ruait vers un horizon sans cesse atteint et toujours fuyant. Il n’y avait plus ni villes, ni villages, ni champs, ni forêts, rien que de l’espace, de l’espace dévoré, englouti. Longtemps Beautrelet regarda son compagnon de voyage avec une curiosité ardente, et aussi avec le désir de pénétrer, à travers le masque qui la couvrait, jusqu’à sa réelle physionomie. Et il songeait aux circonstances qui les enfermaient ainsi l’un près de l’autre dans l’intimité de cette automobile.

Mais, après les émotions et les déceptions de cette matinée, fatigué à son tour, il s’endormit.

Quand il se réveilla, Lupin lisait. Beautrelet se pencha pour voir le titre du livre. C’était Les Lettres à Lucilius, de Sénèque le philosophe.

« Que diable ! Il m’a fallu dix jours, à moi Lupin... il te faudra bien dix ans ! »

Cette phrase, prononcée par Lupin au sortir du château de Vélines, eut une influence considérable sur la conduite de Beautrelet. Très calme au fond et toujours maître de lui, Lupin avait néanmoins de ces moments d’exaltation, de ces expansions un peu romantiques, théâtrales à la fois et bon enfant, où il lui échappait certains aveux, certaines paroles dont un garçon comme Beautrelet pouvait tirer profit.

À tort ou à raison, Beautrelet croyait voir dans cette phrase un de ces aveux involontaires. Il était en droit de conclure que, si Lupin mettait en parallèle ses efforts et les siens dans la poursuite de la vérité sur l’Aiguille creuse, c’est que tous deux possédaient des moyens identiques pour arriver au but, c’est que lui, Lupin, n’avait pas eu des éléments de réussite différents de ceux que possédait son adversaire. Les chances étaient les mêmes. Or, avec ces mêmes chances, avec ces mêmes éléments de réussite, il avait suffi à Lupin de dix jours. Quels étaient ces éléments, ces moyens et ces chances ? Cela se réduisait en définitive à la connaissance de la brochure publiée en 1815, brochure que Lupin avait sans doute, comme Massiban, trouvée par hasard, et grâce à laquelle il était arrivé à découvrir, dans le missel de Marie-Antoinette, l’indispensable document. Donc, la brochure et le document, voilà les deux seules bases sur lesquelles Lupin s’était appuyé. Avec cela, il avait reconstruit tout l’édifice. Pas de secours étrangers. L’étude de la brochure et l’étude du document, un point, c’est tout.

Eh bien ! Beautrelet ne pouvait-il se cantonner sur le même terrain ? À quoi bon une lutte impossible ? À quoi bon ces vaines enquêtes où il était sûr, si tant est qu’il évitât les embûches multipliées sous ses pas, de parvenir, en fin de compte, au plus pitoyable des résultats ?

Sa décision fut nette et immédiate, et, tout en s’y conformant, il avait l’intuition heureuse qu’il était sur la bonne voie. Tout d’abord il quitta sans inutiles récriminations son camarade de Janson-de-Sailly, et, prenant sa valise, il alla s’installer après beaucoup de tours et de détours dans un petit hôtel situé au centre même de Paris. De cet hôtel il ne sortit point pendant des journées entières. Tout au plus mangeait-il à la table d’hôte. Le reste du temps, enfermé à clef, les rideaux de la chambre hermétiquement clos, il songeait.

« Dix jours », avait dit Arsène Lupin. Beautrelet s’efforçant d’oublier tout ce qu’il avait fait et de ne se rappeler que les éléments de la brochure et du document, ambitionnait ardemment de rester dans les limites de ces dix jours. Le dixième cependant passa, et le onzième et le douzième, mais le treizième jour une lueur se fit en son cerveau, et très vite, avec la rapidité déconcertante de ces idées qui se développent en nous comme des plantes miraculeuses, la vérité surgit, s’épanouit, se fortifia. Le soir de ce treizième jour, il ne savait certes pas le mot du problème, mais il connaissait en toute certitude une des méthodes qui pouvaient en provoquer la découverte, la méthode féconde que Lupin sans aucun doute avait utilisée.

Méthode fort simple et qui découlait de cette unique question : existe-t-il un lien entre tous les événements historiques, plus ou moins importants, auxquels la brochure rattache le mystère de l’Aiguille creuse ?

La diversité des événements rendait la réponse difficile. Cependant, de l’examen approfondi auquel se livra Beautrelet, il finit par se dégager un caractère essentiel à tous ces événements. Tous, sans exception, se passaient dans les limites de l’ancienne Neustrie, lesquelles correspondent à peu près à l’actuelle Normandie. Tous les héros de la fantastique aventure sont Normands, ou le deviennent, ou agissent en pays normand.

Quelle passionnante chevauchée à travers les âges Quel émouvant spectacle que celui que tous, ces barons, ducs et rois, partant de points si opposés et se donnant rendez-vous en ce coin du monde !

Au hasard, Beautrelet feuilleta l’histoire. C’est Roll, ou Rollon, premier duc normand, qui est maître du secret de l’Aiguille après le traité de SaintClair-sur-Epte !

C’est Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, roi d’Angleterre, dont l’étendard est percé à la façon d’une aiguille !

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