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C’était à la fois réconfortant et angoissant, de savoir que l’humanité avait évolué sur Vieille Terre à force d’essais et d’erreurs, et que pour le créer Ari avait fait une chose du même genre. Expériences et tâtonnements. Le X de son matricule ne signifiait pour lui que cela, à sept ans.

Il ignorait à l’époque que cette lettre empêcherait Jordan de tenir sa promesse, qu’elle faisait de lui un bien qui appartenait à Reseune et non l’enfant dupliqué de cet homme. Il se raccrochait désormais à ce « second fils » comme à la clarté du jour et à l’air qu’il respirait, et cela ouvrait un nouvel horizon à son existence.

Mais les deux garçons avaient grandi. À douze ans, quand Justin avait commencé à s’intéresser aux filles, Grant s’était rendu compte qu’en ce domaine leurs situations ne pouvaient être comparées.

— Pourquoi ? était-il allé demander à Jordan.

Et ce dernier l’avait conduit dans la cuisine et pris par les épaules pour lui expliquer qu’un Alpha finissait toujours par trouver une interprétation personnelle aux instructions inculquées par les bandes, qu’il était très intelligent et que son corps se développait, et qu’il lui faudrait s’adresser aux azies spécialisées dans ces choses.

— Et si l’une d’elles tombe enceinte ?

— Aucun risque, avait répondu Jordan sans en préciser la raison. Il suffit que tu saches que tu ne dois rien faire avec les femmes de la Maison. C’est interdit.

Il en avait été choqué, tout en jugeant cela plein d’ironie.

— Parce que je suis un Alpha ? Vous voulez dire que celles avec qui je coucheraic

— Devront être habilitées à avoir des contacts avec les azis de ton type. De telles autorisations ne sont délivrées que bien plus tard ; ce qui exclut toutes les filles de ton âge. Et ne va pas t’amuser à faire des galipettes avec tante Mari, c’est bien compris ?

C’était presque drôle. À l’époque, Mari Warrick était en fin de réjuv, toute ratatinée.

Il trouverait cela bien moins amusant un peu plus tard. Il était en effet difficile de rester de marbre quand une des filles Carnath posait ses mains là où n’était pas leur place, lui murmurait des choses à l’oreille, et qu’il se voyait contraint de répondre :

— Désolé, sera, je ne peux pas.

Pendant que Justin, ce pauvre Justin, avait droit à des petits rires moqueurs et des fins de non-recevoir pour la simple raison qu’il appartenait à la Famille et que son azi était une proie idéalec ou l’eût été s’il avait fait partie des Bêta.

— Prête-le-moi, d’accord ? avait demandé Julia Carnath à Justin.

Cela se passait en présence de Grant, qui savait son ami amoureux de cette fille. L’azi aurait voulu se rendre invisible. Faute d’en avoir la possibilité, il avait arboré une expression neutre de circonstance puis était resté silencieux pendant que Justin se morfondait et grommelait que Julia venait de l’éconduire.

— Tu es plus beau que moi ! Ari a fait de toi un être parfait, bon sang ! Quelles sont mes chances ?

— Je préférerais être à ta place, avait répondu Grant d’une voix faible.

Il avait alors pris conscience de ne pas mentir et, pour la deuxième fois au cours de l’existence dont il gardait le souvenir, il s’était mis à pleurerc pour la simple raison que Justin venait de toucher un nerf sensible. Ou une bande-structure.

Car tels étaient ses composants.

Il avait ensuite été rongé par des doutes, jusqu’au jour où Jordan s’était décidé à lui révéler ses structures. Il venait d’avoir seize ans et de commencer des études supérieures de conception. Il savait désormais suffisamment de choses pour que Jordan lui montrât les éléments de sa personnalité, et on n’y trouvait rien à même d’engendrer une quelconque peur du sexe.

Mais les Alpha reprogrammaient en permanence leur conditionnement. Ils rétablissaient sans cesse leur équilibre au-dessus de l’abîme. En eux, nulle tendance n’était prédominante. Ils veillaient à établir un juste milieu dans tous les domaines.

Faute de quoi tout allait de travers.

Un dysfonctionnement.

Un azi qui devenait son propre conseiller allait au-devant de sérieux ennuis. Il était fragile et courait le risque de se placer dans une situation qu’il ne pourrait contrôler, car les règles du jeu de l’existence étaient bien plus nombreuses et complexes que celles qu’on avait pris la peine de lui enseigner.

Malédiction, Justin !

Il essuya ses yeux de la main gauche et tint la barre avec la droite, en tentant de voir où il allait. Il se reprocha de se conduire en parfait imbécile.

Comme un homme-né. On pourrait me croire semblable à eux.

Je devrais pourtant être plus intelligent. Je suiscensé être un génie. Mais les bandes ne fonctionnent pas de cette manière et je ne suis pas conforme à ce qu’ils voulaient faire de moi.

Je n’utilise peut-être pas le potentiel qu’on ma donné.

Alors, pourquoi n’ai-je pas élevé la voix ? Pourquoi n’ai-je pas contraint Justin à aller voir son père, quitte à employer la force ?

Parce que je ne suis qu’un foutu azi, voilà la raison. Parce que ma volonté se met à fondre en face d’un homme-né sensé et que je cesse alors d’utiliser mon cerveau. Oh ! merde, merde,merde ! J’aurais dû l’en empêcher, l’obliger à partir avec moi,l’emmener chez les Kruger, en sécurité. Il aurait pu nous protéger tous les deux et Jordan se serait retrouvé avec les mains libres, capable d’agir. À quoi a-t-il bien pu penser ?

À une solution qui ne pourrait pas me venir à l’esprit ?

Bon sang, c’est toujours le même problème, je n’ai aucune confiance en moi. J’ai si peur de commettre une erreur que je ne fais jamais rien, je me contente d’exécuter les ordresc

c parce que ces maudites bandes exercent sur moi leur emprise. Elles ne m’ont pas programmé à hésiter, mais on ne trouve en elles aucune incertitude alors que la vie en est pleinec

Voilà pourquoi nous ne prenons pas d’initiatives. Nous avons en nous un composant qui ignore le doute, ce qui n’est pas le cas des hommes-nés. Voilà notre problèmec

Une collision. Le pont fut ébranlé et Grant redressa la barre en toute hâte.

Il était en sueur. Stupide, vraiment. Il avait trouvé un sens à tout cela et failli couler son bateau : le genre de choses qui arrivaient aux hommes-nés, eût dit Justin. C’était toujours ainsic une seconde de vérité cosmique par minute. Son esprit fonctionnait normalement ou s’emballait sous l’aiguillon de la peur, parce qu’il venait de comprendre ce que représentait le fait d’être un homme-né, doublé d’un sacré imbécile par-dessus le marché. Il fallait faire abstraction de ses doutes et se contenter de vivre, combien de fois Jordan le lui avait-il dit ? Les incertitudes n’appartiennent pas au royaume des bandes mais à celui de l’existence, mon fils. L’univers ne risque pas de s’effondrer si tu fais une erreur, pas même si tu te brises le cou. Seul ton monde personnel disparaîtra. Le comprends-tu ?

Je crois, avait-il dit. Mais c’était un mensonge. Jusqu’à ce jour, cette révélation. Je suis libre, je me trouve pour la première fois livré à moi-même,se dit-il avant de penser : Mais je ne suis pas certain de trouver ça à mon goût.

Imbécile. Secoue-toi. Fais attention, bon sang. Ô mon Dieu ! Voilà l’avion qui revient.

Le point lumineux venait de réapparaître derrière lui.

Non, un bateau. Seigneur, Seigneur, une vedette m’a pris en chasse !

Il poussa à fond la manette des gaz. La proue se cabra et l’embarcation bondit en rugissant dans la Kennicutt. Il mit les feux qui se reflétèrent sur les flots noirs, un cours d’eau tourbillonnant aux berges bien plus proches que celles de la Volga, des rives hantées par les silhouettes dégingandées des saules pleureursc des arbres qui devenaient cassants avec l’âge, quand la pourriture les sapait, et qui perdaient d’énormes branches mortes noueuses dans la rivière ; un danger pour la navigation bien plus redoutable que les rochers, parce qu’ils se déplaçaient sans cesse.

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