Ari le convoquerait, il le savait.
Il regagna le salon, s’assit sur le divan, glissa ses mains sous ses aisselles et se plongea dans la contemplation des veines du bois de la table vernie ; tout était préférable à fermer les yeux et revoir le bateau s’éloigner sur le fleuve.
Ou de penser à Ari.
Grant est seul ?demanderait Merild, après avoir reçu le message téléphonique. Il s’en inquiéterait et tenterait de joindre Jordan à Reseune. Une catastrophe. Il essaya d’imaginer ce que dirait son père, comment il lui serait possible des’en tirer. Grant expliquerait peut-être suffisamment de choses pour inciter Merild à chercher un moyen de leur venir en aide maisc Ô Seigneur ! si Jordan apprenait, pour Ari et lui – par Grant, Merild ou Ari elle-même – et qu’il ne pouvait se contenirc
Non. Il n’était pas du genre à agir de façon irréfléchiec
Le temps s’écoulait. Dans cet appartement, l’air paraissait aussi glacé qu’à l’extérieur. Il eût aimé aller se coucher et se dissimuler sous les couvertures de son lit, mais il demanda au concierge d’augmenter la température et resta dans le salon. Il devait faire des efforts pour empêcher ses paupières de se clore. Il craignait de ne pas s’éveiller lorsque l’appareil lui signalerait un appel.
Mais personne ne le contacta.
De petits bateaux quittaient un port et n’arrivaient jamais à destination. De telles choses pouvaient survenir même à des marins expérimentés.
Il réfléchit à toutes les mesures qu’il avait prises, à ses choix, pendant très longtemps. Il envisagea d’appeler son père, pour tout lui révéler.
Non, se rétorqua-t-il. Non. Il réglerait lui-même la question avec Ari. La situation de Jordan était déjà délicate et l’unique moyen de le protéger consistait à le laisser dans l’ignorance.
4
Un avion traversa le ciel. Grant l’entendit, malgré le ronronnement régulier de la vedette. Ses mains se crispèrent sur la barre, moites de sueur, pour maintenir au centre du fleuve l’embarcation qui prenait de l’erre 1, emportée par le courant. Il naviguait tous feux éteints. Il n’osait même pas allumer la petite lampe à cartes du tableau de bord, de crainte d’être repéré. Il s’abstenait en outre d’augmenter le régime des moteurs, de peur d’accentuer les crêtes blanches de son sillage et d’attirer ainsi l’attention sur lui.
L’avion passa au-dessus de sa tête et alla se perdre dans les ténèbres.
Mais il effectua peu après un virage sur l’aile : Grant le vit survoler le fleuve derrière lui, précédé par le faisceau d’un projecteur qui balayait les flots noirs.
Il poussa à fond la manette des gaz et sentit les balancements réguliers du bateau se métamorphoser en vibrations, comme la proue se cabrait sur des vagues de plus en plus hautes. Et tant pis pour le sillage, les branches et les troncs qui flottaient sur la Novaya Volga et avaient coulé tant d’embarcations.
Si leurs adversaires envoyaient de Moreyville ou de l’autre extrémité de Reseune des vedettes avec des hommes armés à leur bord, les projectiles traverseraient la cabine et détruiraient son étanchéité, perforeraient la coque ou les réservoirs de carburant même s’ils le rataient. Mais sans doute préféreraient-ils viser les compartiments étanches, afin que l’eau pût y pénétrer et lester le bateau, pour le ralentir. Ils le prendraient vivant, s’ils en avaient la possibilité.
Il devait veiller à ne pas attirer d’ennuis à Justin, à empêcher leurs adversaires de se servir de lui contre son compagnon, ou contre Jordan. Cela excepté, même un azi avait le droit d’essayer de sauver sa peau.
L’avion passa en grondant au-dessus de lui. Le pont fut inondé de lumière, un éclat qui blessa ses yeux à travers les hublots de la cabine. Le faisceau du projecteur poursuivit sa trajectoire, le laissant presque aveugle dans l’obscurité brusquement revenue. Le cône blanchâtre révéla le feuillage des arbres de la berge opposée du fleuve, des silhouettes grisâtres dressées contre la noirceur de la nuit.
Puis la proue bascula à tribord et la rive illuminée parut grimper vers le ciel. Pris de panique, Grant crut que l’hélice s’était emmêlée dans quelque chose, puis il comprit qu’il croisait un contre-courantc celui de la Kennicutt qui se jetait dans la Volga.
Il redressa la barre, toujours aveugle. Il disposait pour se repérer de ce que le projecteur lui avait permis d’entrevoir de la berge opposée. Il pourrait atterrir. Il n’osait toujours pas mettre les feux.
Puis il vit des ombres sur la rive, celles de grands arbres qui se découpaient contre le ciel nocturne, de chaque côté d’une étendue d’eau qui brasillait sous les étoiles.
Il se dirigea vers l’espace dégagé et l’embarcation fut ébranlée par les chocs que subissait la coque, les coups de boutoir du sable et une collision qui le projeta en avant et lui fit perdre le contrôle du bateau.
Il se retint au tableau de bord et vit l’obstacle apparaître devant lui. Il vira en mettant à contribution toute la maniabilité de la vedette.
Quelque chose percuta la proue et fila à bâbord en raclant la coque. Une souche. Une barre de sable et une souche. Il l’entendit passer en poupe, vit les flots dégagés devant lui et espéra qu’il s’engageait dans la Kennicutt et ne retournait pas dans la Volga. Il n’aurait pu se prononcer. Les cours d’eau étaient identiques, sous la faible clarté des étoiles.
Il prit le risque d’allumer la lampe à cartes pendant une seconde, le temps de jeter un coup d’œil au compas. Cap au nord-est. Ne suivait-il pas un des méandres de la Volga ? Il espéra s’être engagé dans son affluent. L’avion n’était pas revenu. Cette manœuvre avait pu tromper l’adversaire, si sa balise n’était pas activée. Ari était suffisamment influente pour faire participer Station Cyteen à la poursuite et si les satellites de surveillance géostationnaires disposaient d’un relèvement de sa position il ne réussirait jamais à leur échapper. Mais d’après ce qu’il savait les localisateurs n’étaient pas dotés de capacités offensives et il espérait encore pouvoir semer toute vedette venue de Moreyville ou d’un point situé en aval sur la Volga.
Chercher ensuite les premières lumières, lui avait dit Justin. Deux ou trois heures plus tard, en amont du confluent aux berges désertiques. Station Kruger était un avant-poste minier en grande partie automatisé et les azis qui y travaillaient obtenaient un statut de CIT dans l’année, avec en prime une participation aux bénéficesc une affectation de rêve, le genre d’endroit dont les azis parlaient parfois à voix basse, un paradis pour ceux qui étaient très, très gentilsc
Et qui avaient un contrat négociable.
Un azi de dix-sept ans avec un X dans son matricule ne pouvait quant à lui nourrir de tels espoirs. Et tout ce qu’il avait appris depuis qu’il vivait à Reseune indiquait que Justin venait d’agir par désespoir et en dépit du bon sensc
Il pensait en outre que si les Kruger auraient accueilli à bras ouverts Warrick et un azi pour lequel il détenait un contrat en bonne et due forme, ils pourraient refuser de l’héberger s’il n’était pas accompagné.
Plus il réfléchissait à la question, plus il était persuadé de ne pas avoir d’intérêt véritable pour ses ravisseurs ; exception faite de ce qu’il savait sur Reseune, Ari, et l’affaire Warrickc des renseignements qui pouvaient intéresser certains individus. Mais il n’avait reçu aucune instruction en ce domaine. S’il faisait partie des Alpha, il était un jeune azi conscient d’avoir des réactions conditionnées, des connaissances limitées, des raisonnements faussésc (Ne t’inquiète pas pour tes bandes, lui avait dit Jordan avec douceur. Si tu as des problèmes, viens me voir pour me dire ce que tu penses et ce que tu éprouves, et je trouverai une solution. N’oublie pas que je dispose de la totalité de tes schémas. Tout s’arrangera.)
Il avait alors sept ans. Pleurer dans les bras de cet homme était embarrassant, mais Jordan lui avait tapoté le dos en le serrant contre lui. Comme il l’eût fait avec Justin. Il l’appelait son second fils et lui affirmait que même les hommes-nés pouvaient commettre des erreurs et se sentir désemparés.