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— Ou Emory elle-même, marmonna Corain à mi-voix. Dieu. Est-ce ce qu’elle recherche ? L’immortalité ?

— Au même titre que tout individu qui souhaite avoir des enfants à son image. On ne peut assimiler cela à une quête de la vie éternelle, pas dans le sens d’une continuité de l’identité. Nous parlons de similitudes mentales, de deux individus plus semblables que ne pourraient l’être des jumeaux, et sans élément dominant. Essentiellement, de la récupération d’une capacité latente dans l’interface située entre le généset et ce que nous appelons la bande chez un azi.

— La bande ?

Warrick secoua la tête.

— Ces dernières ne pourraient nous permettre d’obtenir un tel résultat. Pas en fonction de nos connaissances actuelles, tout au moins.

Corain y réfléchit.

Gorodin intervint :

— Ce qui signifie qu’avec votre savoir en matière de génétique et de reconstitution psych nous pourrions dupliquer des Spéciaux vivants autant que décédés.

— Ce serait réalisable, à condition d’abroger certaines lois. Mais je m’élèverais contre de telles pratiques. Je comprends pourquoi elle n’a choisi qu’un seul cobaye. Mais le risque de troubles psychologiques est très grand, même si le modèle et le clone ne se rencontrent jamais. Ce danger existe même dans le cas d’un disparu. Si je faisais l’objet d’une telle expériencec eh bien, je m’inquiéterais pour mon fils, et cet individu qui ne serait ni son frère ni son père, quel que soit le sens qu’on puisse donner à ces termes. Tout se complique, dès l’instant où on manipule des êtres humains. Les Neuf se sont intéressés à l’affaire Bok. Bien trop. Sur ce point, je partage l’opinion du D r Emory : seuls le bureau des Sciences et Reseune devront avoir des contacts avec les deux sujets. C’est le but de cette implantation à Lointaine. Nous ne parlons pas d’un bureau ou d’un labo, mais d’une enclave, d’une réserve où Rubin ne pourra sortir que comme je sors de Reseune : rarement et accompagné d’une escorte.

— Mon Dieu, laissa échapper Gorodin. Lointaine opposera son veto.

— Ce sera une installation orbitale distincte. Voilà ce qu’elle a dû promettre à Harogo. Une zone compartimentée dont Reseune financera la construction.

— Vous connaissez les termes de ces accords ?

— Je suis au courant de cette clause, mais il doit y en avoir bien d’autres. C’est une affaire juteuse pour certains entrepreneurs de Lointaine.

Ses propos avaient un accent de vérité. Corain mordilla sa lèvre inférieure.

— Permettez-moi de vous poser une question délicate. Si vous disposiez d’autres informationsc

— Je n’hésiterais pas à vous les communiquer.

— Et si vous deviez apprendre des faits nouveauxc

— Me demanderiez-vous de devenir un de vos informateurs ?

— Un homme qui possède une conscience. Vous savez quels sont mes principes. Je sais quels sont les vôtres. Nous avons bien des points communs. Reseune serait-elle propriétaire de votre âme ?

— Même l’amiral n’a pu me réquisitionner. Je suis un pupille de l’État. Pour changer de lieu de résidence, je dois demander l’aval du gouvernement de l’Union. C’est le prix que doit payer un Spécial. Gorodin pourrait vous le dire : Reseune considère ma présence comme indispensable. Un vote automatique de cinq des Neuf, ce qui signifie que je devrai rester là-bas. Voici ce que je compte faire, conseiller. Je vais transmettre à l’amiral Gorodin une demande de transfert, sitôt aprèsqu’un statut de Spécial aura été accordé à Rubin et juste avantle vote sur le projet Espoir. Officiellementc c’est alors que tout se produira.

— Dieu ! Pensez-vous qu’une telle proposition puisse justifier notre intervention ?

— Conseillerc vous ne pourrez trouver une majorité contre la Station Espoir. DeFranco est dans la poche d’Ari. Je parle en fait de son compte en banque, par l’entremise des Industries Hayes. Leur accord est le suivantc DeFranco commencera par s’abstenir pour ne pas mécontenter ses électeurs, mais elle finira par donner sa voix à vos adversaires. Je ne vous ai rien dit, bien sûr. Mais si vous n’obtenez pas un ballottage et ne renvoyez pas cette proposition devant le Conseil Général, elle sera acceptée. Faites-moi transférer et obtenez le départ de monfils, et j’exprimerai mon point de vue. Je vous serai utilec une fois à Lointaine, hors de son domaine. Il se peut qu’elle obtienne sa Station Espoir, ou que ses projets soient contrecarrés. Si vous voulez qu’une voix soutienne votre point de vue au sein du bureau des Sciences, je vous propose la mienne.

Corain dut attendre un moment avant de pouvoir reprendre le contrôle de sa respiration. Il regarda Lu puis Gorodin. Il tentait de se rappeler de quelle manière Lu l’avait incité à organiser cette rencontre. Il nourrissait désormais des soupçons envers ces deux éminences grises qui déplaçaient leurs pions derrière un rideau de secrets.

— Vous devriez faire de la politique, dit-il alors à Warrick.

Puis il se souvint qui était cet homme : un psychomanipulateur de Reseune, et un de ces personnages que l’Union voulait conserver à tout prix tant ils étaient habiles.

— Le psych est mon domaine, répondit Warrick.

On pouvait lire une franchise gênante dans son regard qui n’avait plus rien d’ordinaire, d’innocent ou de banal.

— Je veux pouvoir exercer mes activités sans contraintes. La politique ne m’est pas étrangère, conseiller. Je peux vous assurer qu’elle nous rappelle son existence, à Reseune. Et que nous ne l’oublions jamais. Aidez-moi et je vous aiderai. C’est très simple.

— Bien moins que vous ne le pensez, rétorqua Corain.

Mais il s’adressait à Warrick. La personne qui l’avait attiré dans cette réunionc ce pouvait être Lu, Gorodin, ou encore Warrickc

Il se demanda si ce n’était pas Emory. Un homme risquait de sombrer dans la démence, lorsqu’il était confronté à l’habileté des Spéciaux. Surtout lorsque ces derniers étaient des spécialistes de la perception.

Mais il fallait parfois accorder sa confiance sans disposer d’aucun gage. Faute de quoi, rien ne pouvait jamais être réalisé.

3

— La première proposition à l’ordre du jour porte le numéro 2405 : le collectif budgétaire des Sciences déposé par sera Ariane Emory conformément à la disposition 2595 des Statuts de l’Union, section 2c

Emory se tourna vers Corain. Alors, demandaient ses yeux mi-clos, allez-vous vous dresser contre moi pour un vote de pure forme ?

Il sourit et s’abstint de dissiper ses inquiétudes.

Le maillet redescendit, et il était encore très tôt.

— La séance est levée, annonça Bogdanovitch.

Des murmures étouffés s’élevèrent dans la salle.

Ariane Emory pouvait à nouveau respirer. Ses adversaires n’étaient pas intervenus et Rubin obtiendrait son statut, hormis si le Conseil des Mondes opposait son veto. Mais elle savait qu’il n’interviendrait pas. Si Corain pouvait lui réserver une mauvaise surprise, sans doute attendrait-il que l’enjeu fût plus important pour se manifester. Plus important à sesyeux. La Station Espoir servirait de leurre, et si DeFranco avait des velléités d’abstention elle se verrait contrainte de prendre position.

Des assistants se ruaient vers la porte, dans le sillage des conseillers. Les journalistes resteraient parqués au rez-de-chaussée jusqu’à l’ajournement de séance. Après les deux heures de pause du déjeuner, les membres du gouvernement devraient se prononcer sur les autorisations sollicitées par les Sciences : une liste interminable et monotone de propositions que les neuf membres de l’exécutif étaient censés étudier et approuver mais qui avaient déjà été analysées par les secrétariats et dont l’acceptation n’était plus qu’une simple formalité. C’était d’ailleurs le cas de la plupart des décisions de ce Conseil qui s’était métamorphosé en léviathan administratif en une seule génération.

Elle ne pourrait respirer normalement avant que le feu vert eût été donnéc que les faits noyés dans le texte de la demande d’utilisation du généset d’un Spécial non décédé aient été acceptés en même temps que le reste.

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