- La boîte était vide.
C'était sûrement un mensonge.
Pendant quinze ans, une somme de mille cinq cents couronnes avait atterri dans sa boîte postale au plus tard le 23 de chaque mois. Elle se retourna et le regarda.
- Salaud! Et moi qu'avais confiance en toi!
Ce fut à son tour d'avoir l'air incrédule.
- Qu'est-ce que tu veux dire, au juste?
Elle reconnut son regard. C'était celui qu'il avait quand il se mettait en colère, une fois ivre. Mais elle n'avait plus la force d'avoir peur.
- Il est à moi, ce fric. Il me le faut absolument!
Il se contenta d'abord de la regarder sans bouger. Puis il jeta contre la paroi la tasse de café à moitié pleine, qui fit tomber divers outils et laissa derrière elle une tache noire.
Le bruit la fit sursauter mais elle ne le lâcha pas du regard. Il prit une profonde respiration, comme s'il tentait de se concentrer, et alla regarder à l'extérieur par l'un des hublots. Puis il se mit à lui parler, le dos tourné.
- Je sais que j'ai fait des choses qu'étaient pas toujours très réglo. Mais, si tu m'accuses de t'avoir piqué ton fric, tu te fourres le doigt dans l'œil.
Il se retourna vers elle.
- Il t'est pas venu à l'idée que ta vieille avait peut-être plus très envie d'envoyer du fric à quelqu'un qui dépèce les cadavres?
Elle le regarda et, pendant que ses paroles se frayaient un chemin jusqu'à son cerveau, à travers ses conduits auditifs, elle comprit qu'il disait vrai.
Finies les aumônes.
Béatrice Forsenström considérait qu'elle avait payé sa dette.
Le vide se fit soudain en elle.
Elle s'avança lentement vers la porte, tira l'un des sièges et s'assit. Elle enfouit son visage dans ses mains et se mit à pleurer.
Elle était perdue.
Elle avait fait tout cela pour rien.
Pourtant, elle avait été bien décidée à y arriver. Et au moment où elle allait y parvenir, le destin était intervenu pour réduire son projet à néant.
Quand on est une perdante... Elle avait défié le système et voulu se tailler une place qui ne lui était pas destinée. Tu n'as pas honte, Sibylla Wilhelmina Béatrice Forsenström? Tu avais tout ce qu'il te fallait mais tu n'as pas eu le bon sens de t'en contenter. Ce n'était pas assez bien pour toi. Tu avais à manger à ta faim mais tu as préféré céder ta place.
Qui va à la chasse...
- Qu'est-ce qu'il y a?
Elle sentit sa main sur son épaule.
- T'en fais pas, Sibylla. Ça va s'arranger.
Bien sûr. Une fois que j'aurai fait perpète. Après, ça n'aura plus guère d'importance, hein?
- Toi, t'as besoin de boire un coup.
Elle s'efforça d'avoir l'air contente.
Oui, pourquoi pas? Rien de tel qu'une bonne cuite. S'étourdir. Oublier.
Il avait déjà sorti une bouteille entière de vodka. Elle regarda la bouteille puis son visage. Il avait à nouveau l'air calme. Elle hocha la tête.
- Merci. Pourquoi pas?
Elle eut le temps d'aller jusqu'à Vetlanda avant de se faire prendre par la police. Un feu rouge se mit à clignoter devant elle, sur la route, elle se rangea et s'arrêta. Deux agents vinrent se poster près de la vitre du conducteur et elle actionna la commande électrique. L'un d'entre eux se pencha par la portière, coupa le moteur et ôta la clé de contact. Puis il sortit le haut du corps; il resta penché vers elle et elle put voir son visage.
- Parfait... Voyons un peu ça.
Elle n'eut même pas peur. Elle ne ressentait rien.
- Tu veux bien sortir?
Il ouvrit la porte et elle sortit. Une voiture vint se ranger derrière la De Soto. Micke en descendit précipitamment et se dirigea vers elle:
- Espèce de salope! Si t'as fait quelque chose à ma bagnole, je te bute!
Maria Johansson était assise à la place du passager.
L'un des agents posa la main sur l'épaule de Micke.
- On se calme!
Micke bondit sur le siège du conducteur de la De Soto pour vérifier que tout était en ordre. Rassuré, il redescendit et l'agent lui remit les clés. Micke la regarda avec dégoût.
- T'es complètement cinglée, ma parole!
Elle sentit les agents la prendre chacun par un bras et la conduire vers une voiture de police. La main sur sa tête, ils la firent asseoir sur le siège arrière. L'un des deux monta à côté d'elle et l'autre s'installa au volant.
Ni l'un ni l'autre n'ouvrit la bouche.
- Sibylla Forsenström? C'est bien comme ça que tu t'appelles?
Pourquoi y avait-il une aussi drôle d'odeur, dans cette pièce?
- Pourquoi as-tu volé cette voiture?
Et si c'était une fuite de gaz?
- Tu as ton permis de conduire?
Et puis ces fissures, là-bas, dans le mur?
- Tu es muette?
L'homme assis en face d'elle poussa un soupir et tourna quelques feuilles de papier. Quatre hommes en noir sortirent du mur en la regardant.
- Tu ne figures pas dans nos fiches. C'est la première fois que tu fais ce genre de chose?
Les hommes en noir approchèrent. L'un d'entre eux tenait une clé à tube incandescente à la main.
- Nous allons prendre contact avec les services sociaux, mais, d'abord, il faut qu'on appelle tes parents pour qu'ils viennent te chercher.
Ils allaient la mettre en morceaux. Prélever sur elle des pièces de rechange pour les utiliser sur des modèles plus satisfaisants. Celui à la clé à tube ouvrit la bouche mais elle ne parvint pas à entendre ce qu'il disait.
Elle regarda l'homme assis en face d'elle. Son visage avait disparu. Il avait un trou qui lui perçait la tête de part en part. Elle ne voyait plus rien.
Pourquoi était-elle allongée sur le sol?
Le bruit d'une chaise qu'on poussait. Quelqu'un qui criait:
- Lasse! Lasse, viens m'aider!
Les pas de quelqu'un qui accourait.
- Je sais pas ce qui lui a pris. Appelle une ambulance.
Elle fut réveillée par un coup de pied dans les côtes. Pas très violent, mais assez pour la tirer de sa torpeur.
Thomas était debout à côté d'elle, en slip, et il ne lui fallut qu'une seconde pour se rendre compte de deux choses.
Il était ivre et, dans l'une de ses mains, il tenait vingt-neuf mille couronnes.
Elle porta instinctivement la main à sa poitrine, à l'endroit où se trouvait la pochette. Mais tout ce qu'elle sentit fut sa propre peau. Elle était nue.
Il ricana et tendit l'autre main, qui tenait la pochette.
- C'est ça que tu cherches?
Elle déglutit péniblement. Sa bouche était sèche comme de l'amadou. Cela faisait des années qu'elle n'avait pas bu d'alcool pur. D'après ses souvenirs, elle n'en avait pas pris beaucoup, mais elle vit que la bouteille posée sur la table était vide.
- Sale pute! Tu m'envoies à la poste et tu chiales parce que t'as pas de fric!
Elle s'efforça de réfléchir. Son soutien-gorge était posé à côté d'elle et elle tendit la main, mais il fut plus prompt. Un rapide mouvement du pied et le sous-vêtement se retrouva hors de sa portée. Elle tenta de se couvrir avec son sac de couchage.
- Sois gentil, Thomas...
Ses yeux se réduisaient à de minces fentes.
- Comment t'as pu m'envoyer là-bas? Tu comprends pas que j'aurais pu me faire pincer? Alors que tu te balades avec une fortune autour du cou!
Il froissa les billets dans sa main.
- C'est mes économies, murmura-t-elle.
- Tiens donc.
- Oui, pour acheter une maison.
Tout d'abord, il se contenta de la regarder. Puis il se rejeta en arrière et éclata de rire. Il faillit perdre l'équilibre et dut se retenir à l'échelle pour ne pas tomber à la renverse. Cela ne fit bien entendu que renforcer sa colère. Avant qu'il ait le temps de dire quoi que ce soit, elle ouvrit le sac de couchage.
- Thomas, dit-elle aussi doucement qu'elle le put. Faut pas qu'on se dispute pour ça. Je voulais te le montrer, cet argent.
Elle avait mal au cœur. Quant à lui, il se tenait toujours à l'échelle mais avait du mal à rester sur ses jambes.