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Au retour, il trouva Anielka installée avec Adalbert dans la bibliothèque. Comme il n’avait pas encore vu sa femme rentrée fort tard dans la nuit, il lui baisa la main en s’informant de sa santé sans paraître s’apercevoir de sa mine sombre…

– J’aurai à vous parler tout à l’heure ! dit-elle sèchement. Mais déjeunons d’abord, nous avons assez attendu.

– Je peux attendre encore, sourit l’archéologue. Je ne suis pas si affamé…

– Moi si, fit Aldo. L’air de la mer me creuse toujours l’appétit et je viens de faire une promenade agréable. Il fait si beau ! …

Guy Buteau s’étant rendu à Padoue, les convives n’étaient que trois dans le salon des Laques mais seuls Aldo et Adalbert soutinrent la conversation. Toute impersonnelle, d’ailleurs. On parla art, musique, théâtre, sans qu’Anielka vînt une seule fois s’y mêler. Le visage fermé, elle roulait des boulettes en mie de pain sans prêter la moindre attention à ses compagnons. Ce qui permit à Adalbert, au moyen d’une mimique expressive, de faire comprendre à son ami qu’il ignorait tout de la mauvaise humeur de la jeune femme et qu’en tout état de cause, il n’en avait tiré aucune information.

Le café expédié, Adalbert s’éclipsa en annonçant un irrésistible désir de revoir les primitifs de l’Accademia tandis qu’Aldo suivait Anielka dans la bibliothèque où elle entra d’un pas conquérant. À peine la porte refermée, la jeune femme attaqua :

– On me dit que vous avez été blessé, gravement paraît-il ?

Aldo haussa les épaules et alluma une cigarette :

– Tous les métiers ont leurs risques. Adalbert a manqué plusieurs fois se faire piquer par un scorpion, moi j’ai essuyé la balle d’un truand qui venait d’attaquer un vieil homme. Mais, rassurez-vous, je vais très bien…

– C’est ce qui me contrarie : votre mort aurait été pour moi la meilleure des nouvelles !

– Eh bien, au moins vous êtes franche. Il n’y a pas si longtemps, vous prétendiez m’aimer. On dirait que le paysage a changé ?

– En effet, il a changé…

Elle s’approcha presque à le toucher, levant vers lui un visage crispé par la colère, des yeux qui flambaient comme des torches :

– Ne vous avais-je pas conseillé de ne pas introduire cette ridicule demande d’annulation ? Or, j’en ai reçu signification ces jours derniers.

– Et alors ? Vous deviez vous y attendre. Ne vous avais-je pas prévenue ? Il vous appartient maintenant de présenter votre position.

– Vous rendez-vous compte qu’il n’est bruit que de cela dans tout Venise ? Vous nous couvrez de ridicule !

– Je ne vois pas en quoi. J’ai été forcé de vous épouser, je cherche à me libérer, quoi de plus normal ? Mais si je comprends bien votre colère, c’est votre situation mondaine qui vous préoccupe ? Vous auriez dû y songer avant de me mettre au défi.

Tout en déplorant qu’une indiscrétion venue d’on ne sait où eût divulgué son projet, Aldo devinait sans peine comment la société vénitienne – la vraie, pas celle, cosmopolite et bruyante, qui fréquentait le Lido, le Harry’s bar et les divers lieux de plaisir – pouvait considérer la position d’une femme suspecte d’avoir empoisonné son premier mari et dont le second cherchait à se défaire.

– Ce que je ne comprends pas, c’est comment le bruit, comme vous dites, s’est répandu. Le Padre Gherardi qui a reçu ma demande et après lui le cardinal La Fontaine ne sont pas bavards et moi je n’ai rien dit…

– Cela se sait. Heureusement, j’ai d’excellents amis qui sont prêts à me soutenir, à m’aider… jusque dans votre famille ! Vous ne gagnerez pas, Aldo, sachez-le ! Je resterai princesse Morosini et c’est vous qui sombrerez dans le ridicule. Avez-vous oublié que je suis enceinte ?

– Ainsi ce serait vrai ? Je pensais que vous souhaitiez seulement exciter ma jalousie, voir quelle tête je ferais…

Elle éclata d’un rire si aigre qu’Aldo le jugea navrant. Cette jeune femme si ravissante que le premier mouvement d’un homme normal devait être de se jeter à ses pieds devenait presque laide quand se révélait sa vraie nature. Le visage était celui d’un ange mais pas l’âme…

– Je tiens à votre disposition un certificat médical, cracha-t-elle avec fureur. Je suis enceinte de deux grands mois. Alors, mon cher, vous n’êtes pas au bout de vos peines. Elle va être bien difficile à obtenir, votre annulation…

Aldo haussa des épaules dédaigneuses et tourna délibérément le dos :

– N’en soyez pas trop sûre : on peut être enceinte un jour et ne plus l’être le lendemain. De toute façon, retenez bien ceci : vous n’êtes pas destinée à vivre ici toute votre existence et cela pour une simple raison : la maison finira par vous rejeter. Vous ne serez jamais une Morosini !

Et il sortit pour se retrouver nez à nez avec Cecina qui devait écouter à la porte. Une Cecina pâle comme une morte mais dont les yeux noirs flambaient :

– Ce n’est pas vrai, ce qu’elle vient de dire ? murmura-t-elle. Cette garce n’est pas enceinte ?

– Il paraît que si. Tu as entendu : elle a vu un médecin…

– Mais… ce n’est pas toi ?

– Ni moi ni le Saint-Esprit ! Je soupçonne un Anglais qui se disait pourtant son ennemi. Tu n’as jamais vu venir ici un certain Sutton ? ajouta-t-il en entraînant la grosse femme loin d’une porte qui pouvait se rouvrir.

– Non, je ne crois pas. Mais des hommes, il en vient ici : tous des étrangers. Elle a beau étaler un deuil ostentatoire, ça ne l’empêche pas de faire la fête.

– Quoi qu’il en soit, je te demande, Cecina, de garder pour toi ce que tu viens d’entendre et de faire comme si tu ne l’avais jamais entendu. C’est promis ?

– Promis… mais si elle essaie de recommencer ici ce qu’elle a fait en Angleterre, alors elle me trouvera. Et ça j’en fais serment devant la Madone ! conclut Cecina en étendant sur le vide du grand escalier une main déterminée.

– Sois tranquille ! Je prendrai soin de moi…

À partir de ce jour, une fois Adalbert reparti pour Paris, une curieuse atmosphère s’installa au palais Morosini devenu une sorte de temple du silence. Anielka sortait beaucoup avec la coterie américaine qu’elle n’osait cependant plus ramener à la maison. Aldo s’absorbait dans ses affaires qu’il coupait de rapides voyages. Chose curieuse, il ne revit pas Ethel Solmanska : lorsque, deux jours après son entrevue avec elle, il vint la demander à l’hôtel des Bains, on lui apprit que la jeune femme était partie soudainement au reçu d’un télégramme. Elle n’avait laissé aucune adresse où faire suivre un courrier d’ailleurs à peu près inexistant. À la suite de cela, Aldo se rendit à Rome, pour suivre une vente aux enchères mais aussi pour essayer de relever la trace de Sigismond. Peine perdue ! En dépit des nombreuses relations qu’il possédait dans la Ville éternelle et d’une discrète enquête dans les grands hôtels, il fut impossible d’apprendre quoi que ce soit. Personne n’avait vu ou seulement entendu parler du comte Solmanski. Il fallait se résigner…

– Vous devriez ranger ça, dit Guy Buteau. Et surtout ne pas désespérer de l’avenir…

Morosini referma l’écrin de cuir blanc, le rangea dans le coffre et sourit à son vieil ami :

– Si vous le dites, Guy… Avouez tout de même que les choses vont mal. La procédure d’annulation n’a pas bougé d’un cheveu, Anielka, aux prises avec de trop évidentes nausées, ne quitte son lit que pour sa chaise-longue et vice versa ; aussi, lorsque d’aventure je rencontre Wanda, celle-ci me regarde avec un mélange de reproche, de crainte et même d’horreur comme si j’étais en train d’empoisonner sa maîtresse. Enfin, Simon Aronov a disparu et le rubis en a fait autant. Triste bilan !

– Sur ce dernier point, permettez-moi de vous donner un conseil : ne vous acharnez pas ! Jusqu’à présent vous avez eu beaucoup de chance dans cette affaire et, cette chance, il ne faut pas la forcer. Attendez simplement que quelque chose vienne à vous… et puis, si, malheureusement, vous ne deviez jamais revoir le Boiteux de Varsovie, mieux vaudrait tout abandonner et laisser l’Histoire poursuivre son chemin…

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