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Anielka tourna les talons et quitta la grande pièce sans ajouter un mot. Elle emportait un tel poids de rancune qu’Aldo eut soudain l’impression que l’air s’allégeait. Il passa le reste de la journée à régler les affaires courantes avec Guy, fit préparer sa valise par Zaccaria – une valise à double fond dont il se servait pour dissimuler les pièces précieuses qu’il lui arrivait de transporter – puis alla réconforter Cecina que la perspective de ce nouveau départ semblait consterner et qui traça un signe de croix sur son front avant de l’embrasser avec une sorte d’emportement :

– Prends bien garde à toi ! recommanda-t-elle. Depuis quelque temps, je suis inquiète dès que tu mets le nez dehors…

– Tu as tort et, pour cette fois, tu devrais être contente : c’est avec le père de… Mina que je vais voyager. Nous allons chez lui à Zurich mais, bien sûr, je résiderai à l’hôtel. Tu vois que tu n’as aucun souci à te faire.

– Si ce monsieur n était que le père de notre chère Mina, je ne me tourmenterais pas mais il est aussi l’époux de… de…

Elle n’arrivait pas à prononcer le nom de Dianora qu’elle détestait au temps où elle était la maîtresse d’Aldo. Celui-ci se mit à rire :

– Qu’est-ce que tu vas chercher ? Tu remontes à l’histoire ancienne. Dianora n’est pas idiote : elle tient beaucoup à l’époux richissime qu’elle s’est trouvé. Dors tranquille et soigne bien M. Buteau !

– Comme si c’était une recommandation à me faire ! grogna Cecina en haussant ses épaules dodues…

En arrivant à la gare, Aldo vit que l’on était en train d’installer quelques affiches du Théâtre de la Fenice, annonçant plusieurs représentations d’ Othelloavec le concours d’Ida de Nagy et se promit d’allonger autant que possible son séjour en Suisse. Le banquier zurichois ne se douterait jamais du service qu’il venait de lui rendre en l’emmenant avec lui ! Aussi fut-ce avec un sentiment de profonde satisfaction que Morosini le rejoignit… Il échapperait au moins à ça !

Le soir venu tandis que le train roulait vers Innsbruck et que le palais Morosini s’endormait, Cecina enveloppa sa tête d’une écharpe noire sous l’œil de son époux qui fumait une dernière cigarette en faisant une patience.

– Tu ne crois pas qu’il est un peu tard pour sortir ? Si l’on te demandait ?

– Tu répondrais que je suis allée prier !

– À San Polo ?

– À San Polo, justement ! C’est l’apôtre des païens et si quelqu’un peut amener au repentir la fille de rien que nous avons ici, c’est bien lui. En plus, il a quelque chose à voir dans la guérison des aveugles…

Zaccaria leva le nez de sur ses cartes et sourit à sa femme.

– Alors, offre-lui mes respectueux hommages…

CHAPITRE 10 LA COLLECTION KLEDERMANN

Lorsqu’une fois à Zurich il découvrit les demeures du banquier, Morosini comprit pourquoi Lisa aimait tant Venise et les résidences de sa grand-mère : il s’agissait de palais, sans doute, mais de palais à l’échelle humaine et dépourvus de gigantisme. La maison de banque était un véritable temple néo-Renaissance à colonnes corinthiennes et cariatides ; quant à l’habitation privée, c’était au bord du lac, dans ce que l’on appelait la Goldküste – la rive dorée – un immense palais « à l’italienne » ressemblant assez à la villa Serbelloni, sur le lac de Côme, en plus orné. C’était fastueux, plutôt écrasant, et il fallait le solide appétit de splendeur de l’ex-Dianora Vendramin pour s’y trouver à l’aise. C’eût été même un peu ridicule sans l’admirable parc animé de fontaines descendant jusqu’aux eaux cristallines du lac et sans le magnifique cadre de montagnes neigeuses. Quoi qu’il en soit, Morosini, tout prince qu’il était, pensa qu’il n’aimerait pas vivre là-dedans quand, le soir venu, il découvrit le monument. En attendant, le banquier l’avait déposé à son hôtel en lui conseillant de prendre quelque repos avant de le rejoindre pour dîner :

– Nous serons seuls, précisa-t-il. Ma femme est à Paris chez son couturier. Elle choisit la robe qu’elle portera pour son… trentième anniversaire.

Morosini se contenta de sourire tout en se livrant à un rapide calcul : lors de sa première rencontre avec la belle Dianora, le soir de Noël 1913, il avait lui-même trente ans et Dianora, veuve à vingt et un ans, en comptait vingt-quatre ce qui, tout bien compté et si les bases étaient réelles, amenait au chiffre trente-cinq en cette année 1924.

– Je croyais, dit-il en souriant, qu’une jolie femme n’avouait jamais son âge ?

– Oh, mon épouse n’est pas comme les autres. Et puis nous célébrerons en même temps notre septième anniversaire de mariage. D’où mon désir de donner à l’événement un éclat particulier.

En arrivant à son hôtel – un palace style xviii siècle pourvu de magnifiques jardins – Aldo eut la surprise de trouver un télégramme d’Adalbert : « Attends-moi, j’arrive. Serai Zurich le 23 au soir. » Autrement dit, l’archéologue serait là le lendemain. Sachant d’expérience que les choses n’étaient jamais simples quand un vestige du pectoral était en vue, il en fut content. D’autant qu’on parlait beaucoup de la plus importante des villes suisses depuis quelque temps. Outre qu’elle était la base financière de Simon Aronov, c’était là que le vieux Solmanski avait échappé à Romuald, là qu’il semblait posséder un port d’attache comme

Simon lui-même, là encore que Wong avait demandé qu’on le ramène… Et comme l’acquisition de Kledermann avait toutes les chances d’être le joyau trouvé dans la tombe de Giulio, on pouvait s’attendre à un proche avenir agité !

Vers huit heures, la Rolls étincelante du banquier conduite par un chauffeur d’une irréprochable tenue déposait Morosini devant le perron où un valet de pied le recueillit sous un vaste parapluie. Depuis la fin de l’après-midi, de véritables trombes d’eau se déversaient sur la région noyant le paysage. Ainsi escorté, l’invité rejoignit un maître d’hôtel d’une raideur toute britannique, ce qui ne l’empêchait pas d’être certainement natif des Cantons. Cela se voyait au gabarit exceptionnel et à la puissance du cou enfermé dans un col à coins cassés.

Ayant laissé son manteau aux mains d’un valet. Aldo suivit l’imposant personnage dans le vaste escalier de pierre après avoir appris que Monsieur attendait Monsieur le prince dans son cabinet de travail.

À l’entrée de Morosini, le banquier lisait un journal qu’il offrit aussitôt avec une mine soucieuse :

– Regardez ! Il s’agit de l’homme qui m’a vendu le rubis. Il est mort…

L’article enrichi d’une assez mauvaise photo annonçait que l’on avait retiré du lac le cadavre d’un Américain d’origine italienne, Giuseppe Saroni, plus ou moins recherché par la police de New York. L’homme avait été étranglé puis jeté à l’eau, mais, auparavant, on l’avait torturé. Suivait une description qui acheva de lever les derniers doutes d’Aldo, si tant est qu’il en conservât encore : c’était, au détail près, le portrait de l’homme aux lunettes noires.

– Vous êtes certain qu’il s’agit de lui ? demanda-t-il en rendant le quotidien.

– Tout à fait. C’est d’ailleurs le nom qu’il m’a donné.

– Comment avez-vous payé ? Par chèque ?

– Naturellement. Mais maintenant je suis un peu inquiet parce que je commence à me demander s’il ne s’agissait pas d’un bijou volé. En ce cas, si l’on retrouve mon chèque, je risque des ennuis…

– C’est possible. Quant au vol, n’en doutez pas ! Le rubis a été enlevé des mains du rabbin Liwa il y a trois mois dans la synagogue Vieille-Nouvelle à Prague. Le voleur s’est enfui après m’avoir logé une balle à un demi-centimètre du cœur. Le grand rabbin Jehuda Liwa a été blessé lui aussi mais sans gravité…

– C’est incroyable. Que faisiez-vous dans cette synagogue ?

– Au cours de sa longue histoire, le rubis a appartenu au peuple juif et il a été l’objet d’une malédiction. Le grand rabbin de Bohême devait lever l’anathème. Il n’en a pas eu le temps : ce misérable a tiré, s’est enfui, et on n’a pas pu le retrouver…

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