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Aldo se lança dans la bataille :

– Arrête un peu, Cecina ! Moi aussi, j’aimerais bien faire entendre ma voix et j’ai des questions importantes à poser. Mais d’abord, va me faire du café : on causera ensuite. Puis, se tournant vers son vieux maître d’hôtel : Tu as bien fait, Zaccaria. Je ne peux pas donner tort à Cecina : c’est son droit de refuser ses services en cuisine, mais la maison, c’est à toi qu’elle est confiée.

– On a fait ce qu’on a pu, moi et les petites – sous-entendu les femmes de chambre Livia et Prisca. Monsieur Buteau lui aussi m’a aidé. Il s’était installé dans votre bureau et en interdisait l’accès ainsi qu’aux magasins…

– Je vous en remercie tous les deux. Mais dis-moi : quand cette Américaine est-elle arrivée ?

– Il y a quinze jours. Son mari l’accompagnait…

Aldo bondit du siège où il se reposait des fatigues d’un voyage très pénible pour un convalescent :

– Il était là ? Sigismond Solmanski ? … Il a osé venir chez moi ?

– Manque pas de toupet, le personnage ! commença Adalbert sotto voce.

– Oh, il n’a pas habité le palais. La comtesse non plus d’ailleurs. Ils se sont d’abord installés au Bauer Grunwald et puis, quand il est parti, sa jeune femme est allée au Lido qu’elle trouve beaucoup plus gai…

– Et où est-il allé ?

Zaccaria écarta les mains dans un geste d’ignorance. Cecina revenait avec un plateau chargé et annonçait que les femmes de chambre étaient en train de préparer une chambre pour le « signor Adalberto ».

– Si tu veux parler à la Polonaise, elle est là, ajouta le génie familier des Morosini. Elle attend le retour de sa maîtresse pour l’aider à se… déshabiller ! Comme si c’était un grand travail d’enlever une espèce de chemise perlée sous laquelle on ne met autant dire rien !

– Non, c’est inutile ! dit Morosini qui savait quelle crainte il inspirait à cette femme dévouée à sa maîtresse jusqu’au-delà de la mort. Je n’obtiens jamais d’elle qu’un bafouillis incompréhensible.

Une idée lui venait dont il fit part à Vidal-Pellicorne : pourquoi n’irait-il pas saluer la belle-sœur de son épouse momentanée afin de lui exprimer ses regrets de n’avoir pu la recevoir lui-même ? Il connaissait suffisamment les Américaines pour savoir que celle-là serait sans doute sensible à sa démarche. Pendant ce temps. Adalbert réussirait peut-être à apprendre certains détails en bavardant avec Anielka ? …

Le lendemain, pilotant lui-même son motoscaffo, il arrivait vers onze heures et demie à l’estacade du Lido et gagnait à grandes enjambées l’hôtel des Bains.

S’il craignait que l’on fît des difficultés pour le recevoir, il fut rassuré. Il eut à peine le temps d’entamer une conversation avec le directeur qu’il connaissait de longue date qu’il vit accourir une toute jeune femme en piqué blanc, armée d’une raquette de tennis, ses cheveux blonds un peu fous retenus à grand-peine par un bandeau blanc. Parvenue devant Aldo qu’elle considérait avec de grands yeux bleus écarquillés, elle rougit, perdit contenance et faillit emmêler ses pieds chaussés de socquettes et de sandales blanches dans sa raquette tenue à bout de bras en amorçant une vague révérence :

– Je suis Ethel Solmans…ka, annonça-t-elle d’une voix qui hésitait encore sur les terminaisons polonaises et dont son visiteur déplora l’accent nasillard made in USA. Et vous… vous êtes le prince Morosini, me dit-on ?

Elle n’avait pas l’air d’en revenir et considérait avec une curiosité naïve mais nettement admirative la haute silhouette élégante et racée, l’étroit visage au profil arrogant casqué de cheveux bruns s’argentant délicatement aux tempes, les yeux bleu acier étincelants et le nonchalant sourire du nouveau venu qui s’inclina courtoisement devant elle :

– C’est bien moi, comtesse. Très heureux de vous offrir mes hommages.

– Le… le mari d’Anielka ?

– Oui, enfin on le dit ! fit Aldo qui ne tenait pas à développer son curieux statut conjugal avec cette petite créature qui ressemblait assez à un bibelot sans peut-être posséder beaucoup plus de cervelle. J’ai appris que vous aviez été reçue chez moi sans que je sois là pour vous accueillir. Je suis venu m’en excuser auprès de vous…

– Oh ! … oh vraiment, il ne fallait pas, balbutia-t-elle en devenant plus rouge encore… mais c’est gentil d’être venu jusqu’ici… On… on s’assoit et on boit quelque chose ?

– Ce serait avec plaisir mais je vois que vous vous disposiez à jouer et je ne voudrais pas vous priver de votre partie ?

– Oh, ça ? … C’est sans importance !

Puis, élevant à l’intention d’un groupe de jeunes gens en blanc qui l’attendaient un peu plus loin la capacité sonore de sa voix jusqu’à un registre impressionnant :

– Ne m’attendez pas ! Nous avons à parler, le prince et moi.

Elle avait fait sonner le titre en se rengorgeant, ce qui amusa Morosini, puis elle prit son bras et l’entraîna vers la terrasse où, d’entrée, elle commanda un whisky soda dès qu’elle fut installée dans l’un des confortables fauteuils de rotin.

Aldo l’accompagna dans ses choix puis lui débita un petit discours sur les exigences de l’hospitalité vénitienne et ses vifs regrets d’avoir été obligé d’y manquer, surtout envers une aussi charmante personne. Outre son whisky, Ethel buvait du petit lait et trouva toute naturelle la question finale :

– Comment se fait-il que votre mari vous laisse seule dans une ville aussi dangereuse que Venise ? Pour une jolie femme s’entend…

– Oh, avec Anielka je ne suis pas seule. Et puis, vous savez, il y a toujours beaucoup de monde autour de moi…

– Je viens de m’en apercevoir. D’ailleurs, votre époux va sans doute revenir vous chercher ces jours prochains ?

– Non. Il devait voir diverses personnes en Italie pour ses affaires…

– Ses affaires ? Que fait-il donc ?

Elle eut un sourire désarmant d’innocence.

– Je n’en sais rien du tout. Au moins pour les détails. Il s’occupe de banque, d’importation… Tout au moins je crois. Il refuse toujours de me mettre au courant : il dit que ces choses compliquées ne sont pas faites pour la cervelle d’une femme. Tout ce que je sais, c’est qu’il a dû se rendre à Rome, à Naples, à Florence, à Milan et à Turin d’où il quittera l’Italie. Il ne m’a pas encore dit où je dois le rejoindre…

« Pas de chance ! » pensa Morosini qui enchaîna aussitôt en demandant d’un air distrait :

– Et votre beau-père ? En avez-vous de bonnes nouvelles ?

La jeune femme s’empourpra et Aldo crut qu’il allait devoir réclamer au garçon des sels d’ammoniaque. Elle vida son verre d’un trait puis, l’air gêné :

– Est-ce que vous ne savez pas ce… ce qui lui est arrivé ? Je n’aime pas en parler. C’est une chose tellement affreuse !

– Oh, je vous supplie de m’excuser, fit Aldo d’un air contrit en prenant une main qui ne se refusa pas. Je ne sais vraiment où j’avais la tête. La prison, le suicide… et vous qui êtes allée avec votre mari rechercher le corps. Pour le conduire où ?

– À Varsovie, dans la chapelle familiale. Ce fut une belle cérémonie en dépit des circonstances…

Un groom porteur d’une lettre sur un petit plateau vint couper la conversation. Ethel la prit avec empressement et, après s’être excusée auprès de son visiteur, l’ouvrit d’un doigt nerveux et jeta l’enveloppe sur la table, ce qui permit à Morosini de voir qu’elle était timbrée de Rome. Après l’avoir lue, elle la glissa dans sa poche puis revint à son visiteur avec un petit rire :

– C’est de Sigismond ! Il m’engage à rester ici encore quelque temps…

– C’est une bonne nouvelle. Cela nous permettra de nous revoir. À moins que cela ne vous déplaise ? ajouta-t-il avec un sourire ravageur qui ne manqua pas son effet.

Ethel parut ravie de cette perspective mais laissa entendre, avec une curieuse franchise, qu’elle aimerait autant que sa belle-sœur ne soit pas tenue au courant de ces éventuelles rencontres. Ce qui amena tout naturellement Aldo à penser qu’elle ne portait pas Anielka dans son cœur… et aussi qu’il lui inspirait peut-être une certaine sympathie. Un détail qui pouvait se révéler d’une grande utilité mais dont il se promit néanmoins de ne pas abuser. Ce qu’il voulait, c’était retrouver Sigismond et rien d’autre…

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