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L’impression qu’il éprouvait était étrange. Deux ans plus tôt, aux environs de la même date, il se trouvait à la même place, brûlant d’envahir l’hôtel voisin pour en arracher la dame de ses pensées, la ravissante et fragile Anielka Solmanska qu’un père avide et autoritaire livrait au Minotaure du trafic d’armes, le riche et puissant Eric Ferrals, beaucoup plus âgé qu’elle. Aujourd’hui le décor était peut-être inchangé mais les personnages, eux, s’étaient singulièrement transformés. Eric Ferrals avait payé de sa vie un amour qui, sans être sénile, était un peu trop tardif. Quant à la femme si ardemment convoitée alors, il avait fallu un chantage ignoble pour la lui imposer, à lui Morosini, alors qu’il ne restait rien, mais vraiment rien, d’une de ces passions brutales et éphémères qui se consument d’elles-mêmes.

Ce soir, pourtant, elle était là de nouveau, derrière la double épaisseur des murs, faisant Dieu sait quoi, dormant peut-être, bien que ce fût peu probable : c’était plutôt un oiseau de nuit. À Venise, quand elle ne sortait pas – seule le plus souvent, Aldo ne tenant nullement à consacrer par sa présence une union dont il ne voulait pas –, la lumière restait allumée très tard dans sa chambre où elle bavardait avec Wanda, sa femme de chambre, en fumant, en jouant aux cartes et même en buvant du Champagne, ce qui entretenait chez Cecina une colère latente.

– Non seulement c’est une garce mais en plus elle boit ! ronchonnait la fidèle cuisinière. Une princesse Morosini ivrogne, on n’a encore jamais vu ça !

En fait, Anielka devait boire modérément car son comportement diurne ne se ressentait jamais de ses libations nocturnes.

À propos d’alcool, Aldo se servit un autre verre, mais il ne retourna pas s’asseoir. Saisi d’une soudaine envie de voir ce qui se passait dans l’hôtel voisin, il ouvrit doucement la porte-fenêtre, descendit les quelques marches, et marcha jusqu’au bout du jardin afin d’apercevoir la façade voisine. Comme il l’espérait, il y avait de la lumière à deux des fenêtres du rez-de-chaussée, celles dont il se souvenait qu’elles éclairaient un petit salon. La décision d’Aldo fut immédiate : il était venu pour voir, il allait voir ! Il rentra poser son verre, puis marcha sans bruit vers les buissons de rhododendrons, d’hortensias et de troènes qui traçaient, avec une courte grille contre le mur, la frontière entre les deux hôtels mitoyens.

Ce n’était pas la première fois qu’il franchissait cette muraille végétale. Il l’avait fait déjà le soir où Eric Ferrals fêtait ses fiançailles avec la belle Polonaise, et c’était même à cette occasion qu’il avait failli recevoir sur la tête Adalbert Vidal-Pellicorne, invité de la soirée mais occupé sur les balcons du premier étage à des activités n’ayant pas grand-chose à voir avec le comportement normal d’un homme du monde

Rien de tel à craindre, cette fois : Adalbert devait lire en train de se préparer à partir pour Londres.

La traversée des buissons effectuée sans bruit, Morosini s’approcha des fenêtres à pas de loup. Le spectacle qu’il découvrit avait quelque chose de paisible, presque de familier : Anielka, une cigarette aux doigts, était assise sur un canapé, les jambes repliées sous elle dans une attitude qui lui était coutumière. Elle parlait avec quelqu’un qu’Aldo ne vit pas tout de suite. Il pensa qu’il s’agissait de Wanda mais, pour mieux s’en assurer, glissa jusqu’à la fenêtre voisine et, là, retint de justesse une exclamation : assis dans un fauteuil et fumant lui aussi, il y avait un homme, et cet homme n’était autre que John Sutton, le fils bâtard, l’ennemi juré d’Anielka, l’homme qui prétendait détenir la preuve de sa culpabilité dans le meurtre de son mari. Que faisait-il là, installé comme chez lui, souriant même à cette jeune femme qu’il semblait considérer avec plaisir ? Il est vrai que, fidèle à son image, Anielka était bien jolie dans une robe de crêpe de Chine rose dragée brodée de petites perles brillantes, à peine plus longue qu’une chemise et qui n’évoquait en rien le deuil. De chemise, d’ailleurs, elle n’en portait pas : deux très minces bretelles retenaient la soie de sa robe sur des seins libres de toute entrave.

Les fenêtres étant fermées, il était impossible d’entendre ce que se disaient ces deux-là, d’autant qu’ils ne devaient pas parler très haut. Seul le rire d’Anielka parvint à franchir le vitrage. Soudain, la scène changea : Sutton jeta sa cigarette à demi consumée dans un cendrier, se leva, vint jusqu’au canapé et prit les deux mains de la jeune femme pour la faire lever puis l’enlaça avec une fougue qui en disait long sur le désir qu’il éprouvait.

Tandis qu’il enfouissait son visage contre le cou mince, elle s’abandonna à son étreinte mais quand il voulut faire glisser le fragile rempart de la robe, elle le repoussa, atténuant son geste d’un sourire et d’un léger baiser sur les lèvres puis, le prenant par la main, elle se dirigea avec lui vers la porte qu’elle ouvrit avant d’éteindre l’électricité. Un instant plus tard, la fenêtre du balcon central, au premier étage, s’éclairait : celle dont Aldo savait que c’était la chambre de lady Ferrals.

Morosini resta là, sans bouger, étonné lui-même de son absence de réaction. Cette femme était « sa » femme selon la loi ; elle était en train de coucher avec un autre homme et cela ne lui inspirait rien d’autre qu’une vague colère submergée par le dégoût. Normalement, il aurait dû fracasser les carreaux de la fenêtre, se jeter sur le couple pour le séparer et inscrire à coups de poings son ressentiment sur la figure de son rival. Seulement voilà : Sutton n’était pas son rival puisqu’il n’aimait plus, il n’était rien d’autre qu’un pauvre imbécile de plus pris, comme il l’avait été lui-même, au piège d’une sirène peu ordinaire qui jouait de son corps comme d’autres jouent de la guitare.

Pour l’instant, mieux valait ne pas se manifester et observer plus que jamais les manigances de ce beau monde.

Une idée soudaine traversa l’esprit d’Aldo tandis qu’il se frayait de nouveau un chemin au milieu les buissons fleuris : Adalbert partait dans quelques heures pour rencontrer Gordon Warren. Il fallait à tout prix qu’il sache que John Sutton était passé avec armes et bagages dans le camp ennemi. Cela pouvait éviter bien des ennuis et, qui sait, être de quelque utilité au superintendant…

Rentré sur les terres Sommières, il trouva Marie-Angéline assise sur les marches, ses bras encerclant ses genoux. Il aurait dû se douter qu’elle n’irait pas se coucher avant son retour.

– Vous avez trouvé quelque chose ?

– Oui… et quelque chose que je dois faire savoir à Vidal-Pellicorne. Le téléphone est toujours chez le concierge ?

– Eh oui ! Nous n’avons pas changé d’avis à ce sujet !

En effet, Mme de Sommières détestait jusqu’à l’idée qu’une vulgaire machine pût la sonner comme une simple domestique. Pour la commodité de la vie quotidienne, elle avait fini par l’accepter, mais seulement dans la loge des gardiens, et Aldo n’envisageait pas de rendre ceux-ci témoins de ses infortunes conjugales.

– Bon, alors j’y vais !

– Ce n’est pas prudent ! Nous avons pris tellement de précautions pour vous amener ici. Si l’on vous voit de la maison d’à côté ?

– Croyez-moi, il n’y a aucune chance, ricana-t-il. Donnez-moi une clé, je n’en ai pas pour longtemps.

Quelques secondes plus tard, il prenait sa course vers la rue Jouffroy, en regrettant que le parc soit fermé, ce qui eût raccourci le trajet mais pour un homme aussi bien entraîné que lui ce n’était pas une affaire.

C’en fut une, par exemple, que se faire ouvrir. Adalbert et son valet devaient dormir du sommeil du juste en attendant l’heure du train, et il fallut un bon moment avant que la voix ensommeillée de l’archéologue demande qui était là :

– C’est moi, Aldo ! Ouvre, s’il te plaît ! Il faut que je te parle…

La porte s’ouvrit :

– Qu’est-ce qui te prend ? Tu as vu l’heure ?

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