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Le centre en question n’était autre que la messe de six heures du matin à l’église Saint-Augustin où se retrouvaient les âmes les plus pieuses de la paroisse, parmi lesquelles nombre de demoiselles de compagnie, nourrices, cuisinières ou femmes de chambre d’un quartier riche et bourgeois. Marie-Angéline, à force d’assiduité, avait fini par s’y faire des relations et y puisait des informations dont plusieurs s’étaient révélées extrêmement utiles par le passé. Cette fois, le courant d’air venait d’une cousine de la gardienne de l’hôtel Ferrals qui était en service avenue Van-Dyck chez une vieille baronne, laquelle l’employait uniquement à nourrir ses nombreux chats et à jouer avec elle au trictrac…

Cette pieuse personne avait déversé dans le cœur compatissant de Marie-Angéline les doléances de sa parente qui, avec la réouverture d’un hôtel fermé depuis bientôt deux ans, voyait s’achever une agréable période de doux farniente. Le pire étant, bien sûr, qu’il n’était pas question de reprendre la nombreuse domesticité d’autrefois. Les ordres venus d’Angleterre sur papier à en-tête de Grosvenor Square portaient qu’il ne s’agissait pas d’un long séjour : lady Ferrals désirait seulement se plonger pendant quelques jours dans ses souvenirs du passé. Comme elle amènerait sa camériste, une femme de ménage suffirait, le reste du service étant assuré par la concierge elle-même et son époux qui pouvait faire office de chauffeur.

– C’est une histoire de fous ! soupira Morosini. Qu’est-ce que cette femme qui porte maintenant mon nom vient faire ici sous son ancienne identité ? J’ai appris qu’elle a quitté Venise au reçu d’une lettre arrivée de Londres…

– On a dû lui annoncer que le procès allait s’ouvrir et elle a voulu se rapprocher de son père, tenta d’expliquer Adalbert. C’est un peu délicat pour elle de retourner là-bas.

– Parce que le superintendant Warren et, naturellement, John Sutton sont persuadés qu’elle a tué Ferrals et à cause des menaces qu’elle a subies, prétendument, de la part du milieu polonais ? Selon moi, ça ne tient pas : on peut se cacher dans Londres dès l’instant où l’on en a les moyens et son frère – puisque apparemment il est revenu d’Amérique pour la circonstance – est tout à fait capable de la recevoir discrètement. D’autant qu’elle possède désormais un passeport italien et que je ne vois pas pourquoi les Polonais ou même Scotland

Yard s’occuperaient d’une quelconque princesse Morosini.

– Scotland Yard peut-être pas, mais Warren, si ! C’est un nom qui lui dit quelque chose : outre l’amitié qu’il te porte, il est venu chez toi arrêter ton beau-père après avoir retourné la moitié de l’Europe.

– J’ai bien envie d’aller faire un tour à Londres, bougonna Aldo. Ne fût-ce que pour bavarder un instant avec le Super ! Qu’est-ce que tu en penses ?

– Pas une mauvaise idée ! Il fait beau, la mer doit être superbe et ce serait au moins une agréable promenade…

– Si vous voulez mon avis, intervint la marquise, il vaudrait mieux que l’un de vous surveille ce qui se passe chez mes voisins. Je trouve tout ça tellement bizarre !

– Ce qu’il faudrait d’abord savoir, c’est comment « lady Ferrals » a ressenti le suicide de son père. Je suppose que Sigismond, son frère, a dû la prévenir sans attendre que la presse s’en charge ? Votre confidente aurait-elle quelques lumières là-dessus ? ajouta le prince en se tournant vers Mlle du Plan-Crépin.

Celle-ci prit la mine d’une chatte qui vient de trouver un pot de crème :

– Bien sûr. Je peux vous dire qu’hier cette dame a envoyé comme chaque matin sa Polonaise lui chercher des journaux anglais et qu’elle les a lus le plus tranquillement du monde et sans rien manifester. Bizarre, non ?

– Tout à fait ! Mais dites-moi, Marie-Angéline, votre concierge passe sa vie l’œil rivé aux trous de serrure, pour voir tout ça ?

– Il est certain qu’elle y passe un certain temps mais, surtout, elle est souvent hors de sa loge et dans la maison sous prétexte de surveiller la femme de ménage afin d’être sûre qu’elle fait bien son travail. Comme elle l’a choisie elle-même, on ne peut pas lui reprocher sa présence…

– Et elle a vu Lady Ferrals lire ce journal ?

– Lire, c’est beaucoup dire : elle y a jeté un coup d’œil puis l’a rejeté négligemment sur une table. Et comme c’est en première page, elle ne pouvait pas rater l’article…

Il y eut un silence. Les deux hommes réfléchissaient, Mme de Sommières buvait paisiblement sa deuxième coupe de Champagne et Marie-Angéline piaffait :

– Alors, que faisons-nous ? s’impatienta-t-elle.

– Pour l’instant on va dîner, répondit Adalbert.

En effet, Théobald, grave comme un archevêque, venait annoncer que « Monsieur » était servi. On passa à table.

Mais on n’était pas affamé au point d’abandonner au profit de la nourriture un sujet aussi passionnant. Tout en procédant avec diligence au décorticage d’un buisson d’écrevisses, la vieille dame suggéra tout à coup à son neveu :

– Si j’étais vous, messieurs, je me partagerais la tâche. Il serait bon qu’il y en ait un qui aille à

Londres sonder les reins et le cœur du Chief Superintendant Warren. Pendant ce temps l’autre pourrait, depuis ma maison, observer celle d’à côté et ce qui s’y passe. Si ma mémoire est fidèle, mon cher Aldo, il t’est déjà arrivé de mener, seul ou en compagnie de Plan-Crépin, quelques expéditions dont tu t’es toujours fort bien trouvé ? J’avoue que les faits et gestes de ta prétendue épouse m’intéressent….

– Je n’y vois aucun inconvénient, bien au contraire, mais dans ce cas pourquoi ne pas m avoir laissé venir chez vous directement ?

– En plein jour et toutes fenêtres ouvertes ? Tu es trop modeste mon garçon, tu devrais savoir que tes allées et venues passent difficilement inaperçues. Il y a toujours quelque part une femme pour te remarquer…

– N’exagérons rien !

– Je ne fais que constater. Et ne m’interromps pas sans arrêt. Je disais qu’en revanche, si tu venais t’installer chez nous en catimini, et de préférence en pleine nuit ?

– Quelle idée merveilleuse nous avons là ! s’exclama Marie-Angéline qui employait toujours la première personne du pluriel pour s’adresser à son employeuse et qui voyait poindre à l’horizon une aventure excitante propre à rompre la monotonie de l’existence.

– C’est vrai, approuva Aldo. C’est une bonne idée. Puis, se tournant vers son ami qui barbotait dans un rince-doigts : Ça te dit d’aller faire un tour chez Warren ?

– Non seulement ça me dit, mais cela fait au moins trois minutes que j’y suis décidé. Je pars demain. Et toi ?

– Pourquoi pas cette nuit ? Cyprien vous a amenée avec le coupé, tante Amélie ?

– Oui, et il doit nous reprendre vers onze heures. Plan-Crépin, allez donc téléphoner à la maison que l’on prépare le lit de monsieur Aldo.

Le dîner s’acheva et, quand le pas des grands « carrossiers » de la marquise annonça que la voiture était arrivée – fidèle à l’art de vivre de sa jeunesse, Mme de Sommières n’employait sa « voiture à pétrole » que lorsqu’il était impossible de faire autrement et ne concevait ses déplacements en ville qu’avec un attelage de haute qualité –, Aldo fila dans sa chambre afin d’échanger son smoking contre des vêtements plus pratiques pour s’accroupir sur le plancher d’un coupé. Il y prit une mallette avec ses objets de toilette, descendit l’escalier et, après s’être assuré qu’il n’y avait âme qui vive dans la rue, se glissa dans la voiture que Cyprien avait pris soin de ne pas arrêter sous un réverbère. Quelques minutes plus tard, les deux dames, escortées d’Adalbert, l’y rejoignaient et l’on regagna la rue Alfred-de-Vigny où le passager clandestin put débarquer tout à son aise dans la cour de l’hôtel de Sommières, une fois le portail refermé.

Ce ne fut pas pour aller se coucher : il était trop tôt. Aussi, après avoir installé tante Amélie dans le petit ascenseur qui lui éviterait le grand escalier, se rendit-il dans le jardin d’hiver qui faisait suite au grand salon afin d’y boire un verre en réfléchissant.

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