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— Pas moi ! Nous avons trop besoin de l’argent récolté ce soir. S’il est logique avec lui-même l’assassin ne pouvait pas risquer de semer une panique.

— Alors, pourquoi depuis l’ouverture ces meurtres à répétition qui pouvaient tout détruire ?

— Pourtant il n’en a rien été… au contraire. Cela nous a fait, si l’on peut dire, la meilleure des publicités… et la Reine n’a pas manifesté son mécontentement. C’est pour moi la preuve que les… victimes portaient en elles le sang de ces misérables dont elle a eu à souffrir !

— C’est peut-être un peu léger comme raisonnement ?

Cette fois, Crawford se redressa pour regarder son voisin mais dut s’appuyer à la balustrade afin d’assurer son équilibre, preuve qu’il avait beaucoup bu même si ses propos ne s’en ressentaient pas :

— Vous me surprenez ! Vous, descendant d’une longue lignée, comment pouvez-vous nier que votre personnalité ne réunisse celles qui vous ont précédé ?

— Je vous croirais volontiers pourtant…

— Non. Vous savez que j’ai raison. Parce que à travers le temps j’ai hérité de celle de mon aïeul Quentin qui aima la Reine en silence – avec d’autant plus d’ardeur qu’elle n’en sut jamais rien – et qui a dépensé une fortune pour l’arracher à son destin tragique. Il a financé la fuite vers Montmédy. Malheureusement, Fersen avait l’entière confiance de Marie-Antoinette et l’exécution lui a été confiée. Cet imbécile en a fait un désastre…

— Cet imbécile ? Fersen et votre ancêtre n’étaient-ils pas amis ?

— Comment peut-on être l’ami de l’homme qui couche avec votre femme ? Sa passion pour la Reine n’empêchait pas le Suédois d’être l’amant de mon aïeule Léonora…

— Léonora ?…

Crawford se mit à rire mais ce rire grinçait :

— Oui, comme ma femme, et italienne comme elle. C’est drôle, n’est-ce pas, qu’après plus de cent cinquante ans, un même couple se reforme ? C’est à cause de cette similitude de noms que je l’ai épousée quand je l’ai rencontrée aux Indes. La première Léonora en venait aussi. Après avoir été la maîtresse du duc de Wurtemberg, de l’empereur Joseph II et d’un diplomate français, elle avait suivi là-bas un Irlandais nommé Sullivan qui l’épousa. Quentin Ier avait édifié son énorme fortune dans la Compagnie des Indes. Il y séjournait lors de leur rencontre et avant de repartir pour l’Angleterre, il l’a enlevée. C’est sur le tard qu’ils se sont mariés !

— Et… c’est uniquement à cause de son prénom que lady Léonora est devenue votre épouse ?

— Revoyez-la telle qu’elle était tout à l’heure, vous aurez votre réponse !

Dans sa robe blanche inspirée de l’Empire, Léonora était en effet fort belle ce soir. La simplicité de la coupe mettait en valeur le large collier de diamants orné de grandes pendeloques qui accrochait la lumière et la renvoyait en flèches bleutées.

— Je comprends… mais, au fait, il m’a semblé reconnaître son collier. Marie-Antoinette ne l’aurait-elle pas porté ?

— Si. Il faisait partie des joyaux ayant appartenu à la mère de Louis XVI, Marie-Josèphe de Saxe. Louis XV les avait offerts à la dauphine. Et à présent vous allez me demander pourquoi il n’a pas été exposé avec les autres bijoux ? Léonora refuse de s’en séparer. Elle le considère comme son talisman et, chez nous, elle passe des heures à le contempler, à le faire jouer dans la lumière, à le caresser même…

— Parce qu’elle partage votre culte de la Reine ?

— Absolument pas mais elle aime son goût et ses bijoux la fascinent. Ce qui la rapproche encore de la première Léonora. On dit de celle-ci, quand elle s’appelait encore Mrs Sullivan, qu’elle était dévouée corps et âme à Marie-Antoinette mais c’est faux. Axel de Fersen était devenu son amant et un amant passionnément aimé. Tirez vous-même les conclusions !

— Elle n’aurait tout de même pas tenté quelque chose pour faire échouer la fuite ?

— Honnêtement, on n’en a jamais rien su ! Et c’eût été dangereux : si elle l’avait fait et que mon aïeul l’eût appris, il était capable de la tuer. D’autre part, si l’aventure réussissait, elle n’aurait plus revu Fersen qui devait rejoindre la Reine. Alors…

— Disons que cela fait partie des ombres du passé. Vous possédez d’autres bijoux de même provenance ?

— Non, c’est le seul en dehors d’une infinité de boîtes à mouches, de tabatières, de boîtes à pastilles, de flacons, d’éventails et autres objets provenant de Versailles, des Tuileries et même du Temple et de la Conciergerie qui me sont plus précieux encore. Et que j’aimerais vous montrer. Pourquoi ne viendriez-vous pas dîner un soir prochain avec quelques amis ?… Ce serait pour moi un réel plaisir…

— Pour moi aussi, n’en doutez pas.

— En ce cas nous arrêterons une date avec ma femme. À présent je vous donne le bonsoir. Il est temps que je rentre.

Les deux hommes se séparèrent sur une poignée de main et Aldo rejoignit Adalbert, qui bavardait sur le coin d’un divan avec Elsie Mendl. Celle-ci riait beaucoup :

— Savez-vous que, selon notre ami, j’aurais d’innombrables points communs avec Néfertari, l’épouse du grand Ramsès II ! Décidément, j’aurai tout entendu !

Considérant le fin visage auréolé de ses cheveux argentés, Aldo sourit :

— Vous devriez le croire : il se trompe rarement quand il s’agit de l’Égypte ancienne et si vous acceptiez de porter une lourde perruque de laine noire…

— Je préfère rester ce que je suis ! En tout cas, ce soir nous avons ramassé une petite fortune… et aucun cadavre n’est venu troubler la fête…

En rentrant à l’hôtel, Aldo fit part à Adalbert de l’invitation de l’Écossais :

— Ce sera bientôt, je pense. J’ai l’intention de rentrer chez moi dès que possible.

— Vraiment ?… J’aurais cru le contraire.

— Eh bien, tu te trompais…

Puis baissant la voix jusqu’à un murmure trahissant une lassitude inattendue :

— Je ne suis pas un surhomme, Adal ! Quelqu’un dont j’ai oublié le nom a dit que la meilleure façon d’oublier une tentation était d’y céder mais il y en a qui peuvent mettre une âme en péril…

Soulagé, l’égyptologue passa un bras compréhensif sous celui de son ami :

— Une âme non… mais un couple peut-être. Elle est plus séduisante encore que dans mon souvenir, cette Pauline, et je sais bien pourquoi.

— Vraiment ?

— Allons ne joue pas les modestes ! Elle est amoureuse de toi et tu le sais pertinemment. C’est pourquoi je t’approuve d’employer la technique de Napoléon : la fuite et le plus tôt sera le mieux !

On venait de franchir la grille de l’hôtel à l’intérieur duquel les femmes de ménage étaient à l’ouvrage. Aldo alla s’asseoir dans un fauteuil de la terrasse.

— Tu crois qu’elle m’aime ?

— Mais je n’en sais rien ! gronda Adalbert furieux contre lui-même. Il avait voulu adoucir le désir de séparation affiché par Aldo et il avait échoué misérablement. Écoute, poursuivit-il, si je ne savais ce que je sais, je te dirais : passe-toi l’évidente envie que tu as d’elle puis, sans respirer, saute dans le Simplon Express ! Mais…

— Ça veut dire quoi : « Si je ne savais… » ?

— … que c’est déjà fait !… Pardonne-moi mais il m’est arrivé, l’été dernier, d’écouter ce qui se passait derrière certaine porte de bibliothèque.

— Ah !

Aldo était trop désorienté pour avoir le courage de se fâcher. Il leva sur son ami un regard peiné :

— Et tu penses ?

— Qu’il faut que ce soit la dernière nuit de Casanova ! Si tu recommences, tu auras encore plus de mal à t’arracher à elle et tu ramèneras à ta femme un époux défraîchi… Va dormir à présent ! Tu es fatigué et comme moi tu as trop bu. Quelques heures de repos, une douche et tu verras les choses différemment. Si tu veux, je t’accompagnerai à Venise…

— Ça, c’est une idée !… Tant pis pour le dîner de Crawford : on ramène Tante Amélie chez elle et on part !

— Sans oublier tout de même de faire nos adieux à Lemercier !

Depuis plusieurs heures Aldo dormait de ce bon sommeil des fermes résolutions quand le téléphone sonna lui apportant la voix courtoise et précise du chef de la réception : le journaliste Michel Berthier était en bas et insistait pour être reçu.

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