Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Bien que le temps fût radieux et que l’on eût choisi une table sous les arbres, le déjeuner en question ne fut pas gai. D’entrée de jeu Caroline remercia Mme de Sommières de son hospitalité et fit connaître son intention de rentrer chez elle l’après-midi même. Ce qui ne souleva pas une tempête de protestations. Aldo savait à quoi s’en tenir et ne broncha pas. Marie-Angéline, occupée à bâtir mentalement une sorte de roman autour du bosquet de la Reine, se contenta de lever un sourcil surpris. Quant à Adalbert, reparti momentanément pour Paris afin d’y régler une affaire, il brillait par son absence. Seule la marquise, avec cette bonté qui formait le fond de son caractère et qu’elle montrait si rarement, s’étonna d’une aussi soudaine décision :

— Pensez-vous vraiment supporter la vie dans une maison qui, voici peu, vous faisait peur avec juste raison ?

— Ce n’est pas la première fois qu’il s’y passe des choses bizarres et jusque-là je les supportais sans trop de peine. Je ne sais ce qui m’a pris de m’affoler comme je l’ai fait. Mes nerfs sans doute m’ont joué un mauvais tour mais grâce à vous maintenant je me sens redevenue sereine et il est temps que ma vie reprenne son cours normal.

Elle s’exprimait d’un ton monocorde, comme si elle récitait une leçon. Ce qui agaça Morosini :

— N’y a-t-il personne qui puisse venir habiter avec vous ? C’est votre solitude qui nous inquiète.

— Ne vous y trompez pas : j’aime la solitude, répondit-elle avec un sourire qu’il jugea artificiel parce qu’il n’atteignait pas les yeux, curieusement ternes, qu’elle fixait sur lui. J’aime aussi ma maison. En outre, je n’y serai pas seule longtemps. La lettre que vous m’avez remise ce matin est de mon cousin Sylvain. Il m’annonce son retour-

Cette fois, elle avait réussi à créer la surprise.

— Votre cousin Sylvain ? Je croyais que vous l’aviez perdu de vue depuis longtemps et que vous ignoriez ce qu’il était devenu ? C’est du moins ce que vous avez dit à la police ?

— Justement parce que c’était la police. Il était si loin que se mettre à sa recherche eût compliqué les choses… sans servir à quoi que ce soit.

— Vous nous l’avez dit à nous aussi, coupa Aldo sévère.

— Je ne mentais qu’à peine. J’ai longtemps ignoré où il était au juste. C’est grand, l’Amérique du Sud et, en fait, c’est ce matin seulement que j’ai pu le situer. Maintenant tout est bien… et d’ailleurs nous allons nous marier…

Toujours cette impression de récitation. Caroline débitait ses mots avec une sorte d’indifférence sans montrer la moindre joie à l’approche d’un événement important dans la vie d’une femme. Mme de Sommières, qui l’observait avec attention, entra dans la comédie :

— Voilà au moins une heureuse nouvelle ! Et qui nous rassure puisque vous allez retrouver un protecteur naturel, ajouta-t-elle, les yeux sur Aldo, avec une nuance interrogative à laquelle il répondit par un haussement d’épaules. Et je suppose que vous l’aimez ?

— Oh oui !… Il est très beau ! dit-elle sans la moindre conviction.

La bizarrerie de son comportement finit par arracher Marie-Angéline à ses élucubrations romanesques :

— Et il rentre quand, ce cousin si beau ? Au fait, vous n’auriez pas une photographie ?

Caroline tourna vers elle un regard qui n’avait plus l’air de la voir :

— Non… Sylvain a toujours détesté les photographies. Il dit… qu’elles peuvent voler une âme. Du moins en partie… Il n’en a pas non plus de moi. C’est mieux ainsi !

— Vous n’avez pas répondu à la question de Mlle du Plan-Crépin ? reprit Aldo. Pour quand annonce-t-il son retour ?

— Sous peu, je pense… Il doit être en mer à cette heure !

Mme de Sommières fit observer qu’une traversée de l’Atlantique depuis Buenos Aires demandait un certain temps et que Caroline pourrait peut-être rester encore quelques jours avec eux… Mlle Autié alors se leva sans même achever son assiette.

— Non…, non, il faut que je rentre et le plus tôt sera le mieux, dit-elle soudain fébrile. Merci de toutes vos bontés, madame la marquise ! Je vais préparer mes affaires et demander un taxi…

— Ne prenez pas cette peine. Ma voiture vous ramènera ! Aldo, veux-tu faire dire à Lucien qu’il se tienne prêt ?

— Encore merci !

Elle était déjà partie alors qu’Aldo ne s’était pas encore levé de son siège. Ils regardèrent la jeune fille s’engouffrer dans l’hôtel et disparaître.

— Que dites-vous de cela ? émit Marie-Angéline médusée. Elle laisse son déjeuner en plan, dit merci et se sauve comme si nous allions la poursuivre. Et pas le moindre au revoir !

— Il est certain que cette fille n’est pas normale. Elle a changé d’un seul coup ! remarqua Mme de Sommières.

— C’est cette foutue lettre ! grogna Morosini. J’aurais dû mettre de côté mes grands principes et en prendre connaissance avant de la lui remettre…

— Sans aucun doute, approuva la vieille dame. Plan-Crépin, allez donc l’aider à faire sa valise ! Telle que je vous connais vous êtes tout à fait capable de dénicher ce poulet galant et d’y jeter un œil, non ?

— Si ! Vous avez entièrement raison. J’y vais.

Elle quitta la table en même temps qu’Aldo. Il allait prévenir Lucien. Tante Amélie restée seule se fit apporter un saint-honoré qu’elle dégusta lentement avec une dernière coupe de champagne. Dans un sens, elle était assez satisfaite que cette fille eût choisi de couper les ponts avec Aldo qu’elle prétendait aimer trois heures plus tôt, même si cela égratignait son amour-propre masculin. D’autant que c’était vraiment une bien jolie créature et que… bon ! En voilà une au moins qui ne risquerait pas de troubler les nuits de Lisa et c’était toujours ça de pris !

Aldo revint rapidement mais on en était à la seconde tasse de café quand Marie-Angéline reparut, l’air préoccupé.

— Eh bien ? s’enquit Aldo.

— Elle a refusé mon aide en disant qu’elle avait trop peu de bagages pour ne pas s’en tirer seule. Évidemment elle n’est pas allée jusqu’à me mettre à la porte. Pour gagner du temps j’ai essayé de la faire revenir sur sa décision. Sans succès, bien entendu, mais j’espérais pouvoir mettre la main sur la lettre. Je n’ai pas réussi davantage. En revanche j’ai péché ça dans la corbeille à papier pendant qu’elle pliait des jupes dans sa valise…

— L’enveloppe ? Que voulez-vous que j’en fasse ?

— La regarder avec attention et me dire à quelle heure vous l’avez trouvée dans la boîte ?

— À l’aube, au moment où nous allions partir.

— Et vous avez déjà vu un facteur délivrer le courrier à ce moment-là quand il ne s’agit pas d’un télégramme ?

— Non, mais…

— Regardez mieux, vous dis-je ! Si cette épître vient d’Argentine ou est seulement passée par une poste quelconque, moi j’arrive des États-Unis !

Aldo prit le papier qu’il examina avec attention :

— C’est ma foi vrai ! Le timbre est authentique mais les compostages, à peu près illisibles, sont de pure fantaisie. Et dire, soupira-t-il, que j’ai eu ce truc dans ma poche pendant des heures sans me rendre compte de rien.

— C’est normal, fit Mme de Sommières. Tu étais trop occupé à lutter contre l’envie de la décacheter délicatement pour pouvoir la lire. Un combat intérieur prend du temps…

— Vous pouvez le dire mais je suis surtout un imbécile ! Ce poulet a peut-être été écrit ici même et le cousin Sylvain ne doit pas être loin. Caroline a beau dire qu’elle va l’épouser, je ne peux m’empêcher de penser qu’il représente un danger. Et qu’elle a besoin de protection ! Vivre seule dans cette maison est une folie !

— Va lui tenir compagnie ! fit Mme de Sommières acerbe en écrasant d’un geste nerveux la cigarette qu’elle aimait fumer avec son café. Elle ne demande que ça !

Devinant que quelque chose lui avait échappé, Marie-Angéline les regarda l’un après l’autre puis réintégra aussitôt son rôle de vieille fille effacée :

— Nous n’y pensons pas ! Ce ne serait pas convenable ! À la limite ce serait plutôt ma place mais…

44
{"b":"155364","o":1}