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Que faire ? Quitter Versailles avant son arrivée serait la sagesse. Un bon prétexte n’était jamais difficile à trouver pour un homme d’affaires de son niveau. Mais, après tout, le péril n’existait peut-être que dans son imagination et ce désir de la revoir qu’il portait en lui à son propre insu. Le degré de constance d’une fille de la libre Amérique était difficile à évaluer. Pauline Belmont ne trichait pas avec elle-même et pas davantage avec autrui. Elle lui avait laissé comprendre qu’elle l’aimait sans jamais chercher à forcer ses sentiments. Au moment de leur séparation elle lui avait dit adieu sans que la moindre crispation corrige l’éclat de son sourire. Un sourire qu’il mourait d’envie de revoir mais qu’en était-il de Pauline à l’heure présente ?

Le soudain silence qui régnait autour de la table le ramena à la réalité. Il vit qu’on le regardait et se demanda un instant s’il ne s’était pas mis à parler tout haut…

— Le prince Morosini nous oublierait-il ? dit Mme de La Begassière sur un ton d’aimable reproche. Son avis nous serait cependant précieux…

— Mon avis ?… Je vous demande mille pardons, comtesse ! Je crois que je rêvais.

— Parierons-nous que le rêve était joli ? fit Mme de Malden en riant. Cela n’avait pas l’air d’un cauchemar…

— Pariez, madame, vous gagneriez mais je ne veux pas faire attendre plus longtemps notre chère hôtesse et je la prie de bien vouloir répéter sa question. S’il s’agit de la poursuite de l’exposition il me semble avoir déjà dit que j’étais d’accord.

— Aussi n’en étions-nous plus là mais à la fête au Hameau de mercredi prochain. Nous allions nous résigner à l’annuler quand Elsie Mendl nous a proposé une solution qui respecterait les convenances tout en ne nous privant pas de l’apport financier que nous espérions et dont nous pourrions offrir une partie aux familles des victimes. En effet on ne saurait danser dans un endroit où sont tombées quatre personnes. En revanche, le concert de musique ancienne peut fort bien s’y dérouler, l’atmosphère de ce genre de manifestation exigeant silence et même recueillement. Reste la seconde partie de la fête : le souper et le bal. Nous avions un instant songé les transporter au Trianon Palace mais il est impossible de le vider de ses clients. En outre, cela briserait le charme que nous souhaitions donner à cette fête vouée au souvenir de la Reine.

— Si vous désiriez mon avis à ce sujet, madame, je répondrais que je n’en ai pas. Le problème paraît insoluble.

— Et pourtant il ne l’est pas grâce à lady Mendl : elle propose d’ouvrir son propre jardin qui donne sur le parc afin d’y organiser le souper et nous supprimons le bal. Quand on connaît son talent de décoratrice, les invités glisseront d’un lieu à l’autre sans rompre la magie. C’est pourquoi je vous ai demandé ce que vous en pensiez.

— Le plus grand bien, naturellement. Je suppose que tout le monde est d’accord ?

— Entièrement d’accord !

— Pourquoi voulez-vous que je pense autrement ? J’ajoute que le geste si généreux de lady Elsie me remplit d’admiration.

— Je n’en mérite pas tant, corrigea celle-ci en riant. J’adore recevoir et la décoration dont j’étais déjà chargée ne me posera aucun problème. Il suffira de transporter certains éléments, d’en inventer d’autres et je souhaite vivement que ce soit réussi.

— Nous n’en doutons pas mais êtes-vous sûre, s’inquiéta Olivier de Malden, qu’il n’y aura pas, comme l’autre jour, d’invitations en surnombre ? Non seulement ce serait gênant mais cela risquerait de tout flanquer par terre.

— Je n’ai à ce propos pas compris pourquoi quelqu’un avait jugé bon de faire tirer tant d’autres cartons, renchérit sa femme. On se marchait sur les pieds à l’inauguration.

— Justement, pour que l’assassin soit noyé dans la foule, expliqua Crawford. Vous pouvez être certaine que si l’on découvrait qui a fait imprimer ces invitations en surnombre nous tiendrions du même coup ce misérable.

— En dépit de son crâne dur et de ses idées toutes faites, je crois que Lemercier en a conscience et qu’il a diligenté une enquête chez les imprimeurs de la région, émit le général tandis que l’on sortait de table pour se rendre au salon où le café allait être servi…

— Si dans la région vous englobez Paris, ses banlieues et même plus loin, je lui souhaite du plaisir ! fit distraitement Aldo occupé à observer le manège insolite auquel se livrait Marie-Angéline. Non seulement elle avait accaparé le professeur Ponant-Saint-Germain durant le repas mais, à présent, elle venait de s’accrocher à son bras pour le guider mine de rien jusqu’au petit canapé le plus éloigné du centre de la pièce afin d’y poursuivre en paix une conversation qui semblait singulièrement animée. Intrigué, Aldo s’apprêtait à s’en approcher quand Gilles Vauxbrun le retint, laissant Léonora rejoindre son légitime époux :

— Je me trompe ou l’annonce de l’arrivée de Pauline t’a donné un choc ? fit-il mi-sérieux, mi-moqueur.

— Un choc ? Tu n’aurais pas un peu trop d’imagination ?

— Je ne pense pas. Tu es resté muet, voire songeur pendant un moment il me semble ?

Aldo leva un sourcil insolent :

— Tu m’observes à présent ? Moi qui te croyais uniquement occupé de la belle Léonora !… Cela dit et pour répondre à ta question, disons que j’ai été surpris. Quand nous l’avons rencontrée ensemble sur le bateau, à New York…

— Et aussi à Newport où nous n’étions pas ensemble…

— Et aussi à Boston où je n’étais pas, j’ai cru comprendre qu’elle rentrait définitivement dans son pays natal sans beaucoup de chances pour l’Europe de la revoir de sitôt. Mais, au fait, n’avais-tu pas eu l’idée d’organiser une exposition de ses œuvres à Paris ?

Brusquement Gilles Vauxbrun se mit à rire :

— J’oublie toujours que tu as une mémoire d’éléphant ! C’est vrai, nous en avions parlé et j’ai remis l’idée sur le tapis quand elle est venue me secourir à Boston. C’est la raison principale de sa venue, davantage que pour Marie-Antoinette dont je n’ai pas l’impression qu’elle raffole. Bien qu’elle adore Versailles… Et je me réjouis de l’y ramener !

Si Aldo éprouva un désagréable pincement au cœur en découvrant qu’il venait de rêver dans le vide, il eut assez d’empire sur lui-même pour n’en rien montrer.

— On dirait que tu vas être particulièrement occupé, mon bon ?

— Par quoi ?

— Il me semble qu’entre l’exposition de Pauline et les exigences de Mrs Lowell, ton cauchemar américain, tu auras fort à faire. Où places-tu la belle lady Crawford au milieu de tout cela ?

Gilles prit un air fat qui lui allait aussi mal que possible et qui donna aussitôt à Morosini l’envie de lui taper dessus :

— Mais je ne désespère pas de mener tout cela avec habileté. Si tu veux savoir la vérité, j’ai hâte d’avoir en même temps sous les yeux Pauline et Léonora.

— Pour comparer ? Dis donc, tu ne manques pas d’audace ! Ce pourrait être amusant à observer, malheureusement c’est un plaisir dont je serai privé…

— Tu rentres à Venise ?

— Pas demain matin mais il faut que j’y pense. Meurtres ou non, l’exposition rencontre un énorme succès et je ne peux pas rester l’arme au pied devant mes diamants pendant des semaines. La surveillance est tellement renforcée qu’il ne peut plus rien leur arriver.

Le café bu et les dernières dispositions prises pour la fête, on se sépara sur les remerciements mérités dont on couvrit l’aimable hôtesse. Aldo et Marie-Angéline reprirent le chemin de l’hôtel non sans que le premier eût éprouvé un mal infini à arracher la seconde à une conversation passionnée avec le professeur. Ce qui n’arrangea pas son humeur :

— Qu’est-ce qui vous prend, Plan-Crépin ? Vous êtes en train de nouer une idylle avec ce vieux fou ?

— D’abord ce n’est pas un vieux fou mais un véritable puits de science pour ce qui concerne Versailles en général et Marie-Antoinette en particulier. Il a beaucoup à m’apprendre, riposta-t-elle déjà sur ses grands chevaux. Et puis ne m’appelez pas « Plan-Crépin » ! Il n’y a que notre marquise qui puisse se le permettre. Chez tout autre cela m’offense !

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