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Il s’efforçait de la rassurer en essayant de se convaincre lui-même parce que, tout à coup, l’angoisse de cette femme âgée, qui avait dû être très belle et en gardait des traces, lui était insupportable. Il ne pouvait être arrivé malheur au bouillant colonel. Ce couple avait vécu l’enfer de la révolution d’Octobre. Il ne pouvait pas, ne devait pas être séparé. Pas déjà !… Avalant d’un trait le thé qu’on lui avait servi, il se leva, s’inclina en allumant son plus beau sourire :

— Nous allons, immédiatement, prévenir le commissaire Lemercier et nous mettre en chasse…

Tout en parlant, une idée lui venait, si simple qu’il s’en voulait de ne pas y avoir pensé plus tôt et qu’il livra à Adalbert dès qu’ils eurent repris la voiture :

— Le groom qui a apporté la lettre ! S’il l’avait suivi ?

— Pour quoi faire ? C’est à coup sûr l’un de ceux du Trianon… ou d’un autre hôtel, exécutant la commande d’un client qu’il n’a peut-être pas vu…

— On va quand même voir ce qu’en pense la police… et signaler la disparition du colonel…

Malheureusement, Lemercier enregistra le fait – avec agacement d’ailleurs, l’irascible chauffeur de taxi étant pour lui capable de faire n’importe quoi pour se rendre intéressant ! –, l’histoire du groom le mit aussitôt en colère :

— Que croyez-vous que je fasse de mon temps ? brailla-t-il. J’y ai pensé avant vous, mon cher monsieur ! Le gamin a été interrogé : c’est l’un de ceux du Palace, et hier, en venant prendre son service, il a trouvé dans la poche de son uniforme la lettre, un mot indiquant ce qu’il convenait d’en faire et un billet de banque. Le correspondant anonyme ajoutait qu’il en aurait autant une fois sa mission accomplie. Ce qui s’est passé… Alors laissez-moi travailler en paix !

Sachant pertinemment comment la question serait reçue, on se garda sagement de demander le nom du garçon.

— S’il l’a trouvé, j’y arriverai aussi ! assura Adalbert. Je vais m’en occuper pas plus tard que maintenant ! Va à ton Comité…

C’était à tout cela qu’Aldo songeait en arpentant les rues de Versailles avec Plan-Crépin et ses pensées n’avaient pas meilleure mine que le visage pâle, digne et douloureux de Liouba… L’idée qu’un malheur ait pu toucher cette force de la nature qu’était Karloff le bouleversait : il se voyait si péniblement venir l’annoncer à sa veuve !

Personne ne manquait quand ils arrivèrent. Le comité actif se composant d’une quinzaine de personnes, un léger brouhaha voguait sur l’enfilade des salons de la comtesse mais c’était dans le dernier que l’on se tenait. En dépit de ses soucis, Aldo fut sensible au décor. La demeure de Mme de La Begassière était ravissante avec ses boiseries peintes dans un vert céladon rechampi d’or, ornées de trumeaux et de dessus de portes dus au pinceau de Boucher ou de Greuze. Des meubles de bois précieux voisinaient avec des sièges tendus de satin brodé aux couleurs mourantes. Des laques de Chine, des terres cuites de Clodion tenaient compagnie à un délicieux clavecin peint au vernis Martin de personnages chinois. Les vases débordaient de roses pourpres et de pivoines blanches. Les tapis étaient de soie, les lustres de cristaux étincelants et, quand il rejoignit les autres dans la bibliothèque, Aldo put admirer les rayonnages de livres reliés du même cuir havane frappé d’or.

— En vérité, dit-il en baisant la main de son hôtesse, votre maison est une merveille, comtesse, et si je n’habitais Venise je crois que je viendrais m’installer ici. C’est peut-être la dernière ville où l’on peut vivre en rêvant.

— Surtout quand on pense à ce que l’absurde révolution et les grandes idées du bon roi Louis-Philippe ont fait comme dégâts, on s’émerveille en imaginant ce que cela serait s’ils n’étaient pas passés par là ! s’écria Gilles Vauxbrun abandonnant momentanément sa position penchée au-dessus de la bergère où était assise la belle Léonora.

— Tu n’aurais pas dans l’idée d’acheter une babiole ici ? fit Aldo en riant. Ce qui m’étonne même, c’est que tu ne l’aies pas déjà fait.

— Ça pourrait venir !

Les arrivants firent leur tour de salon, acceptèrent une coupe de champagne et s’intégrèrent au groupe mais il fut vite évident que, en dépit du décor, de l’accueil souriant de l’hôtesse et de la peine qu’elle se donnait pour détendre l’atmosphère, celle-ci demeurait lourde. Les meurtres à répétition pesaient sur elle. Seul Vauxbrun rayonnait mais celui-là était amoureux et savourait la proximité de sa belle. Il la respirait littéralement.

Ce fut au point qu’à peine réunis autour de la table raffinée où se côtoyaient assiettes de la Compagnie des Indes, couverts de vermeil et verrerie gravée d’or, le sujet qui hantait tout le monde fut lancé par Crawford sitôt expédiée une timbale de ris de veau aux asperges cependant divine :

— J’en demande humblement pardon à notre charmante hôtesse, fit-il de sa voix grave, mais il me semble que nous courons à une catastrophe. Si j’en crois les nouvelles de ce matin, nous en sommes à quatre morts…

Aldo ouvrit la bouche pour ajouter : « et un disparu » mais la referma, le colonel ne s’étant pas volatilisé depuis assez longtemps pour avoir droit à ce titre. En outre, il ne servirait qu’à ajouter au trouble évident de certains membres, comme la maîtresse de maison par exemple qui visiblement souhaitait être déchargée le plus vite possible de la fonction de présidente qu’elle était en train de prendre en horreur. Dans l’esprit de l’aimable femme, ce déjeuner prenait les couleurs tristounettes de ces festins offerts après un enterrement. Le préambule l’enchanta car elle s’attendait à ce que l’Écossais demande en conclusion la fermeture pure et simple de l’exposition. Or elle comprit qu’il n’en était rien, la catastrophe évoquée n’ayant d’autre but que de demander un renforcement des défenses de Trianon et des jardins.

— Comment l’entendez-vous ? questionna Vernois d’un ton aigre. Des chevaux de frise ? L’armée ? Des kilomètres de barbelés ?

— Pourquoi pas un ou deux canons ? fit Elsie Mendl en riant. Le petit château de Marie-Antoinette me paraît fort bien protégé par la police et la gendarmerie avec une efficacité qui n’exclut pas la discrétion… Cela dit, notre ami Crawford devrait nous expliquer de quelle manière il voit un renforcement de défense ?

— Par l’intérieur, si j’ose dire… Et là le professeur Ponant-Saint-Germain pourrait nous être d’une grande utilité puisqu’il connaît mieux que nous tous réunis ce qui a pu constituer les entours de la Reine durant sa vie.

Occupé à pourchasser une pointe d’asperge oubliée dans son assiette, l’interpellé marmotta quelque chose d’incompréhensible qu’il ponctua – Dieu sait pourquoi ! – d’un petit rire. On le regardait mais il n’en parut pas troublé, s’essuya soigneusement la bouche à l’aide de sa serviette, acheva son verre de chablis, poussa un soupir de satisfaction et laissa poser sur la tablée un regard satisfait :

— Vous avez besoin de moi ?

— Je crois, oui. Il nous faut demander à M. Pératé, l’aimable conservateur, qu’il consente à nous confier la liste du personnel du château, des jardins, du parc, et des Trianons. Vous l’examinerez et nous signalerez les noms qui ont un rapport quelconque avec Marie-Antoinette. Il se peut qu’il n’y en ait plus d’autres mais il se peut aussi qu’il en reste encore et ceux-là il faut les retirer momentanément de la circulation et les protéger. Moyennant quoi, nous aurions peut-être droit à un peu de tranquillité…

— Hé là, doucement ! grogna celui-ci. Je ne sais pas tout, moi ! En trente-sept ans d’existence de la Reine, il en est passé du monde auprès d’elle !

— Il ne s’agit pas de remonter à l’enfance. Les gens dont elle a eu à souffrir ne se sont guère manifestés avant le 5 octobre 1789, date à laquelle Versailles a été envahi par le peuple de Paris…

— Ah, vous trouvez, vous ? Il y en a eu avant ! Que faites-vous de l’affaire du Collier ?

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