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— J’ai l’impression d’avoir entendu sonner huit heures !

— Ce sacré Lemercier aurait pu nous réunir plus tard ! Tu te rends compte ? Encore trois heures à patauger là-dessous !

— Il y a là une grosse souche d’arbre. Viens la partager avec moi !

Appuyés l’un contre l’autre ils s’installèrent le plus confortablement possible en fumant des cigarettes et deux ou trois cigares. Il faisait frisquet au cœur de cette végétation mouillée et tenir quelque chose d’allumé entre les lèvres les réchauffait un peu. Le temps passa, lentement, peuplé seulement des bruits de la ville toute proche. Ni l’un ni l’autre n’avait envie de parler. Il leur semblait que s’ils ouvraient la bouche, ils laisseraient échapper leur chaleur intérieure Soudain, cependant, Adalbert étouffa un éternuement :

— À tes souhaits ! chuchota Morosini.

— Alors je souhaite un bain et un grog bouillants ! Tu n’as pas froid, toi ?

— Pas trop, non !

— Dire que c’est toi qui es sensible des bronches ! C’est le monde à l’envers ! grogna l’égyptologue en tirant son mouchoir dans lequel il officia aussi discrètement qu’il le pouvait, conscient que l’heure approchait et que ce n’était pas le moment de faire du bruit.

Enfin onze coups s’égrenèrent à l’église Notre-Dame.

À peine le dernier eut-il résonné qu’un pas décidé se fit entendre. La grille du Dragon grinça et les yeux des guetteurs perçurent la silhouette massive du commissaire qui s’avançait calmement, le chapeau enfoncé sur la tête et les mains au fond de ses poches. Le ciel s’était éclairci après la dernière pluie et les yeux habitués des observateurs voyaient presque comme si la lune eût été pleine.

Le policier arrivait au bord du bassin quand surgit de nulle part – personne ne le vit arriver ! – un groom d’hôtel. On l’entendit demander s’il avait bien affaire à M. Lemercier et sur sa réponse affirmative, lui tendit une lettre.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda le commissaire.

Mais, sans répondre, le gamin fit demi-tour, prit ses jambes à son cou et disparut par la grille restée ouverte. Adalbert fit un mouvement pour s’élancer derrière lui mais Aldo le retint d’une main vigoureuse :

— Reste tranquille ! On ne doit bouger qu’en cas de danger. Et puis tu ne le rattraperais pas.

Pendant ce temps, Lemercier sortait une lampe électrique de sa poche et décachetait la lettre. Il fut vite évident que le texte n’en était pas à son goût car, dans la lumière de sa lampe, les guetteurs le virent nettement s’empourprer tandis qu’il se mettait à jurer le nom de Dieu avec une fureur qui n’avait rien de religieux. Et soudain :

— Nous sommes joués ! cria-t-il. Sortez, vous autres !

Aldo et Adalbert le rejoignirent les premiers. Il leur tendit la lettre et la lampe :

— Tenez, lisez !

Fine, serrée, l’écriture était petite mais bien lisible. On n’eut aucune peine à la déchiffrer :

« Avez-vous vraiment cru pouvoir me prendre à un piège aussi grossier ? Vous me décevez, commissaire ! À présent il ne vous reste plus qu’à vous rendre au bosquet du Rond Vert. Vous y trouverez ma réponse. Le Vengeur de la Reine. »

Morosini eut un sourire de mépris pour la signature grandiloquente à souhait :

— Curieuse cette manie qu’ont les criminels de vouloir parer de romantisme leur cruauté et leur appétit de lucre !

— Moi je dis qu’il se fout de nous ! traduisit sobrement Adalbert.

— Et moi qu’il me paraît étrangement renseigné, ajouta Crawford qui venait de les rejoindre. Quelqu’un a parlé… ou alors les murs du commissariat ont des oreilles !

— C’est ce que je vais faire en sorte d’apprendre ! gronda le policier dont le regard revint se poser comme par hasard sur ses anciennes victimes. Pour l’instant, allons voir ce que c’est au juste que cette réponse…

Le bosquet du Rond Vert faisait suite à celui des Trois Fontaines. Il avait été jadis le théâtre d’eaux, véritable salle de spectacles aquatiques où s’était épanoui l’art de Le Nôtre mais aussi celui des Francine, les fontainiers de Louis XIV. Il n’en restait rien qu’une vaste circonférence de gazon entourée d’arbres centenaires dont les ombrages étaient recherchés par les jours chauds de l’été. On y fut en peu de minutes et, là, point ne fut besoin de chercher : étendu sur le ventre, les bras en croix et bien visible, un cadavre poignardé à travers un masque noir signait tragiquement le grand cercle herbu.

— Veuillez rester dans les allées, messieurs ! intima le commissaire. Personne n’approche, personne ne touche à rien ! Que moi et mes hommes.

Un triple coup de sifflet strident fit accourir l’inspecteur Bon et cinq agents en uniforme.

— Je croyais qu’il ne devait pas y avoir de police ? remarqua Malden avec un rien d’ironie.

— Aussi n’étaient-ils pas dans les jardins mais à côté du théâtre Montansier, prêts à accourir au moindre appel ainsi que vous l’avez pu voir. Vous n’imaginiez pas, monsieur de Malden, que j’allais m’en remettre uniquement à vous et à vos amis ?

— Que c’est agréable à entendre ! nasilla Adalbert qui venait d’éternuer à nouveau. Quand nous serons au fond de nos lits avec la copieuse bronchite récoltée à danser d’un pied sur l’autre pendant des heures dans ces foutus bosquets trempés, on pourra toujours se dire qu’on était là simplement pour le décor ! Merci beaucoup !

— Gardez vos réflexions pour vous ! Si nous avons en face de nous une bande organisée, tout semblant le laisser supposer, une douzaine d’hommes, même inexpérimentées n’eussent pas été de trop ! Je vous remercie donc mais à présent vous pouvez rentrer chez vous !

— Nous direz-vous au moins qui est ce malheureux ? fit sèchement Morosini.

On le sut très vite, la victime n’ayant pas été délestée de son portefeuille. C’était un guide du château qui se nommait Lucien Drouet.

— Comme le maître de poste de Sainte-Menehould qui a reconnu le Roi quand on relayait les chevaux et qui, galopant à travers champs, a prévenu les gens de Varennes et fait arrêter la famille royale ! commenta Malden avec amertume tandis que l’on revenait vers la grille du Dragon. Je m’attendais plus ou moins à quelque chose d’approchant !

— Mais enfin c’est insensé ! fulmina Crawford. J’ai peine à croire que tous les descendants de ceux qui ont joué un rôle déterminant dans le sort tragique de Louis XVI et Marie-Antoinette aient choisi d’habiter Versailles ?

— Ce serait en effet une incroyable coïncidence ! répliqua Morosini. Je me demande si le Vengeur – puisque c’est ainsi qu’il s’annonce ! – ne se contente pas de simples homonymes ?

— C’est possible, répondit Adalbert, mais en ce cas comment savoir s’il y en a d’autres ? Il faudrait consulter le Bottin, les listes électorales et Dieu sait quoi ?

— D’autant, renchérit le général de Vernois, qu’il faudrait aussi une connaissance approfondie de la famille royale. Vous peut-être, sir Quentin ?

— Certainement pas autant que mon ancêtre. Il savait tout. Lui et sa femme étaient des amis d’Axel de Fersen et ils ont contribué à la préparation de la fuite si désastreusement avortée. Le flambeau est venu jusqu’à moi mais j’ai de nombreuses lacunes. Et vous, Malden ?

— Une tradition familiale, des souvenirs, des lettres et un attachement profond à la mémoire de nos malheureux souverains. Mais vous oubliez que nous avons l’homme qu’il nous faut avec ce vieux fou de Ponant-Saint-Germain. Il voue à Marie-Antoinette un véritable culte. Avec fidèles, cérémonies et ce qui s’ensuit, m’a-t-on dit !

— Vous n’y êtes jamais allé voir ? demanda Morosini.

— Non, bien que cela ne manque pas de pittoresque, paraît-il. Si cela vous intéresse, demandez à Mme de La Begassière. C’est elle qui l’a fait admettre au Comité. Justement à cause de ses immenses connaissances. Il nous a été fort utile.

— Il pourrait l’être encore, lança Vidal-Pellicorne qui ajouta plus bas à l’intention d’Aldo : Tâche de savoir où il habite ! J’irais volontiers lui faire une petite visite… pour bavarder entre confrères !

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