— Pourquoi ce commissaire devrait-il venir ici ? demanda-t-elle d’une voix lasse.
— Mais en premier lieu pour constater ce massacre, répondit Aldo. J’espère que vous avez l’intention de porter plainte ?
— Naturellement mais…
— Et vous ne savez pas encore jusqu’à quel point vous avez été dépouillée. À ceci s’ajoute la disparition de la boucle d’oreille que vous aviez confiée à Chaumet et qui a été enlevée de Trianon où il l’avait exposée avec les autres joyaux de Marie-Antoinette…
Il s’interrompit surpris par l’immensité de verte stupéfaction qu’elle levait sur lui :
— Moi ? souffla-t-elle. J’aurais confié une boucle d’oreille à… Qui avez-vous dit ?
— Chaumet, le joaillier de la place Vendôme. Avant votre départ pour Florence… C’est de Florence que vous arrivez, si je ne me trompe ?
— Oui, et de Rome. Je viens d’y passer un mois.
— Donc, avant votre départ vous lui avez envoyé la copie – fort belle d’ailleurs – d’une girandole de diamants ayant fait partie des bijoux personnels de la Reine en lui demandant d’avoir l’amabilité de l’exposer, bien quelle soit fausse, dans l’espoir qu’elle permettrait peut-être de retrouver la piste de celui qui vous a dérobé la vraie il y a deux ans !
— Mais c’est une histoire de fous ! Jamais je n’ai possédé de… comment dites-vous ? Gi… randole de diamants ?
— Oui. On appelle ainsi des pendants d’oreilles. Celle dont je parle se compose d’un diamant soutenant une « larme »… de diamant ! Attendez un instant !
Tirant d’une poche un carnet de cuir noir et un porte-mine d’or, il exécuta une rapide esquisse du bijou grandeur nature où à peu près.
— Voilà. C’est à l’échelle et aussi exact que possible.
La jeune fille prit le carnet pour mieux voir :
— Vous dites que cela se portait à l’oreille ? Ce devait être lourd.
— J’en ai connu de plus pesants. Pourquoi ?
— Parce que mon grand-père a possédé jadis un pendentif semblable à celui-là… et même absolument semblable si j’en crois un portrait qui est dans ma chambre… enfin qui y était avant ce soir, ajouta-t-elle en se levant avec agitation pour passer une autre porte que celle de la cuisine. Les deux hommes la suivirent sans hésiter et se retrouvèrent dans un couloir sur lequel donnaient sans doute les chambres. Caroline entra dans la plus proche, alluma et poussa une exclamation douloureuse. La pièce, charmante au demeurant avec ses tentures en toile de Jouy à impressions bleues et son lit Directoire peint en gris Trianon avec rechampis bleus, avait subi le même traitement que le salon : tout était par terre… à la seule exception d’un tableau ovale encadré de bois doré accroché en face du lit : le portrait d’une dame en robe de soie prune, coiffée et décolletée à la mode du Second Empire, portant autour du cou, avec une satisfaction évidente, un ruban de velours violet d’où pendait la reproduction, en couleurs, du dessin d’Aldo. Bien que le peintre ne fût pas un maître – l’un de ceux, sans doute, que se repassaient les familles bourgeoises au long du XIXe siè-cle –, le bijou était très ressemblant. Le modèle aussi peut-être ? Ce qui n’était pas à souhaiter. La dame, en effet, avait le cheveu châtain terne, l’œil aussi dur qu’une bille d’agate et, si aucun des traits n’était disgracieux, le sourire à la fois pincé et satisfait qu’elle arborait ne plaidait pas en sa faveur… Considérant le visage de la jeune fille, Aldo ne put retenir :
— Cette dame est de votre famille ?
— C’est ma grand-mère… ou plutôt la seconde épouse de mon grand-père mais je n’ai connu ni l’une ni l’autre.
— J’aime mieux ça ! Il aurait été dommage que vous lui ressembliez. Mais pourquoi gardez-vous cette toile dans votre chambre ? La dame n’est vraiment pas sympathique.
— C’est à cause du pendentif. Je l’ai toujours trouvé si beau ! J’en rêvais lorsque j’étais petite fille. Je lisais les contes de Perrault et je m’imaginais être Peau d’Ane en robe couleur de lune avec ce bijou à mon cou… Et, naturellement, j’attendais le prince charmant !
— Est-il au moins venu, celui-là ? demanda Adalbert en rétablissant un secrétaire dont les tiroirs retournés gisaient sur le tapis.
La jeune fille se referma comme une huître :
— Je ne crois pas que cela vous regarde !
— Ne vous fâchez pas ! plaida Aldo. Il suffit de vous voir pour que cette pensée vienne à l’esprit. Mon ami Adalbert pense que vous devez avoir un fiancé ?
— Eh bien, je n’en ai pas ! À présent, vous seriez aimables de vous retirer et de me laisser prendre du repos. Je suis vraiment très fatiguée !
— Vous envisagez sérieusement de dormir au milieu de ce capharnaüm ? Même vos matelas ont été fouillés !
— Il y a trois autres chambres. On en aura peut-être épargné une.
Mais c’était la même désolation partout, y compris dans la salle de bains et les deux cabinets de toilette. Seule la cuisine était debout… D’autre part, il était évident que Mlle Autié était au bord de la crise de nerfs. Ses traits se tiraient et des cernes apparaissaient sous ses yeux.
— Vous voyez bien ! fit Aldo apitoyé mais qui brûlait d’en revenir au « pendentif » dont la question intempestive d’Adalbert les avait éloignés. Si vous voulez accepter un conseil, nous allons fermer la maison et vous emmener…
— Il n’est pas question que j’aille où que ce soit avec vous ! se mit à crier Caroline visiblement en train de craquer. Je ne vous connais pas et je n’ai pas envie de faire connaissance ! Qui me dit que ce n’est pas vous qui avez tout retourné ici ? Qu’est-ce que j’en sais !… Allez-vous-en !
Elle s’enfuit vers le salon où les deux hommes la suivirent. Ce fut pour constater qu’un nouveau personnage s’y inscrivait : le commissaire Lemercier, qui se tenait debout au milieu de la pièce, appuyé d’une main sur une canne, l’autre disparaissant dans sa poche.
Aldo poussa un soupir : on n’était pas près d’aller se coucher…
— On dirait que je tombe à pic ? ironisa l’arrivant. Ces individus vous importunent, mademoiselle, après avoir tout retourné chez vous ? Du moins si j’en crois mes yeux ?
— Réfléchissez deux secondes, commissaire, s’emporta Aldo qui arrivait au bout de sa patience. C’est moi qui vous ai laissé un message vous annonçant le retour de mademoiselle ainsi que le cambriolage…
— Je sais. C’était même très adroit puisque vous me croyiez au fond de mon lit. Cela vous donnait les gants de l’ange sauveur… tout en vous permettant de finir tranquillement votre ouvrage… Seulement il se trouve que j’ai pour habitude de donner des ordres précis : on doit m’avertir aussitôt qu’il se présente des faits anormaux et ce à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Me ferez-vous la grâce de me confier ce que, tous les deux, vous êtes venus faire ici ?
Le ton doucereux était lourd de menaces. Il fallait répondre. Pour laisser à Aldo le temps de retrouver son souffle Adalbert s’en chargea :
— Simple curiosité, commissaire. Si vous nous connaissiez mieux, Morosini et moi, vous sauriez qu’elle est chez nous une seconde nature assoupie par périodes mais qui se réveille toujours lorsqu’il s’agit de joyaux chargés d’histoire.
— Je suppose, enchaîna Aldo, que M. Langlois a dû vous en toucher un mot ? Non ?
— Peut-être, concéda « Dur-à-cuire ». Mais vous avez choisi de venir chercher vous-mêmes le bijou authentique.
— En nous livrant à ce pillage ? fit Aldo avec un haussement d’épaules dédaigneux. Langlois vous a certainement appris aussi que ne sommes pas des truands.
— Cela ne me donne pas la raison de votre présence ?
Craignant de voir Aldo exploser, Adalbert reprit la parole.
— J’explique. Tout à l’heure, chez lady Mendl, vous avez laissé échapper l’adresse de Mlle Autié et comme nous n’avions pas sommeil nous avons décidé de venir faire un tour dans le coin afin de voir à quoi ressemblait sa maison. L’expérience nous a appris que l’aspect d’une demeure peut se révéler pleine d’enseignements sur ceux qui l’habitent.