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— Au fond, fit celui-ci après s’être adjugé une rasade, vous aviez un moyen bien simple de vous éviter ces… désagréments. C’était d’accepter puis, une fois votre bonne femme sous anesthésie, de bricoler ici ou là afin de réparer le plus gros et en annonçant qu’il faudrait peaufiner une semaine plus tard sur le chantier et, entre-temps, faire ce que vous venez de réussir : prendre la poudre d’escampette, rentrer chez vous et…

Il n’alla pas plus loin. Le petit Zehnder qui avait une tête de moins que lui venait de se dresser sur ses pieds et lui aboyait à la figure :

— Mais vous me prenez pour qui, dites donc ? Un charlatan comme prétendait la folle – car c’en est une ! –, un homme sans honneur capable de recourir au pire des subterfuges pour recouvrer sa liberté ? Susceptible de se servir de son art pour réduire une patiente à l’impuissance et faire ce qui m’arrange ? Et la déontologie ? Et le serment d’Hippocrate ? Qu’en faites-vous ?

— Ne vous fâchez pas ! Je disais cela… comme j’aurais dit n’importe quoi ! Ce genre de… patiente – drôle de mot d’ailleurs et que je n’ai jamais supporté ne l’étant absolument pas ! – ne mérite pas qu’on s’échine pour elle ! En outre, vous lui auriez malgré tout rendu service en améliorant sa physionomie !

— Vous n’oubliez que deux choses. Une : que pour « bricoler » comme vous dites, il me faut une installation  ad hoc et des gens compétents autour de moi…

— Ça, je peux comprendre ! Et l’autre ?

— L’homme à la cagoule, présent dans un coin, qui n’a pas perdu une miette de notre conversation. En me raccompagnant à ma chambre il ne m’a pas caché son point de vue si je me livrais à quelque manigance dans le genre de votre suggestion : il ferait en sorte de changer en enfer le peu de temps qu’il me resterait à vivre !

— C’est insensé ! s’insurgea Plan-Crépin. Il est attaché à cette monstruosité à ce point ?

— Je vais même vous dire mieux, mademoiselle ! Il était son amant et il l’aime toujours ! Et, naturellement, c’est lui qu’elle a envoyé me chercher en profitant d’une absence de son frère !

— Et il fera quoi le frère quand il reviendra ? s’enquit machinalement Wishbone.

— C’est ce que je ne sais pas.

Marie-Angéline prit le relais :

— Nous si, parce qu’on commence à le connaître, l’illustre descendant des Borgia, ce César de carnaval qui n’a même pas la grandeur sinistre de son soi-disant ancêtre ! Que vous acceptiez d’opérer ou que vous refusiez, il vous tuera !

Le Texan s’était soudain assombri. Ainsi ce qu’il avait entendu durant la première nuit à Hadriana, cette voix qui tentait de se libérer de ses chaînes et qui s’était brisée après deux notes, c’était bien celle de Lucrezia, la femme qu’il avait adorée et ne réussissait pas à oublier ! La sentir si proche lui causait une bizarre émotion. Il avait beau la savoir criminelle, menteuse et impitoyable, il n’en oubliait pas moins la terrible punition dont le ciel l’avait accablée parce qu’elle était une véritable œuvre d’art et que l’on n’avait pas le droit de détruire une pure merveille !

Mme de Sommières qui l’observait du coin de l’œil lisait en lui aussi facilement que dans un livre. Elle devinait ce qu’il éprouvait et voulut l’aider. Elle se tourna vers le rescapé :

— J’aimerais vous poser une question, professeur.

— Mais je vous en prie…

— Si elle était venue vous consulter, dans votre service hospitalier, s’en remettant de façon normale entre vos mains et celles de vos assistants, auriez-vous pu réaliser ce miracle qu’elle attendait de vous ?

— Non. Et je l’en ai informée – rappelez-vous ! – en spécifiant que même sur une toute jeune femme il me serait impossible d’atteindre la perfection d’origine. C’est ce qui a déchaîné sa colère… et ma condamnation !

— Il faut qu’elle soit réellement folle à lier ! s’exclama Plan-Crépin. Et idiote par-dessus le marché ! Comment ne comprend-elle pas que vous représentez son unique chance de revivre au grand jour ? Vous pouviez lui rendre un visage au moins acceptable ?

— Un peu plus peut-être car les yeux sont intacts et fort beaux. Elle ne se serait évidemment pas reconnue dans une glace, mais en prenant patience et avec les soins appropriés, elle pourrait vivre comme tout un chacun, sans plus se cacher. Je ne connais pas son âge mais elle a dépassé les quarante ans ?

— Quarante et un et des poussières. Vous êtes lié, naturellement, par le secret professionnel. Ce serait donc le meilleur moyen d’échapper définitivement à la police judiciaire, à Scotland Yard et aux services internationaux qui la traquent. Elle est riche ; se procurer de faux papiers n’est certainement pas un obstacle pour elle. Et pourtant elle refuse cette chance inouïe ?

— Formellement !

— Pour elle c’est tout ou rien ? Alors c’est qu’elle est idiote !

— Pas complètement, rectifia la marquise. Pour ce genre de femmes habituées à vivre sous les feux de la rampe et avoir à leurs pieds des foules délirantes, se retrouver dans l’anonymat, passer inaperçue, devenir madame Unetelle doit être intolérable !

— Si on laissait de côté les états d’âme de cette femme ? ronchonna Hubert. Quand elle et sa clique vont s’apercevoir que le professeur Zehnder s’est envolé, que croyez-vous qu’ils vont faire ? Le chercher, évidemment. Et je redoute que leurs regards ne se tournent automatiquement du côté le plus proche : le nôtre. Il me semble que c’est ainsi que je réagirais, moi ?

— Grâce à Dieu, le commun des mortels n’a pas votre brillant cerveau, cousin ! ironisa Marie-Angéline. Notre proximité ne signifie rien puisque nous nous sommes arrangés pour que l’évasion paraisse s’être produite en empruntant le mur du bas de la Malaspina ! Dans l’immédiat on ne peut qu’attendre et offrir un lit à notre invité pour qu’il s’y repose et retrouve ses forces. En outre appeler Langlois afin de le mettre au courant et se tenir prêts à toute éventualité. Au cas où les gens d’à côté tenteraient une offensive contre nous… eh bien, on les recevra… et qui vivra verra ! J’avoue cependant que je me sentirais beaucoup plus tranquille si Aldo et Adalbert étaient parmi nous…

Un moment plus tard, Oscar Zehnder pouvait enfin prendre, en toute quiétude, un repos durement gagné, et la villa Hadriana ses portes et ses persiennes hermétiquement closes semblait étendre sa protection innocente sur ses habitants. De l’autre côté du mur, la Malaspina, ignorant que son prisonnier lui avait échappé, avait tout à fait l’air de jouir de la même paix profonde cependant qu’au bas de ses jardins les deux dobermans continuaient paisiblement leur nuit… Il était plus d’une heure du matin…

Les deux cent quinze kilomètres séparant Zurich de Lugano allaient paraître à Aldo et Adalbert beaucoup plus longs et surtout plus pénibles que les six cents et quelque parcourus depuis Paris. Traversant le cœur de la Suisse, ils étaient presque entièrement montagnards. En outre, la petite pluie qui était apparue au moment du drame de Kilchberg s’était changée en averses rageuses qui noyaient le paysage et mettaient les essuie-glaces à rude épreuve. Ainsi que leurs nerfs. Et d’autant plus qu’en arrivant à Altdorf, à environ un tiers du parcours, ils n’avaient pas encore aperçu les feux arrière de Grindel. Aldo qui conduisait s’arrêta sur la place du village pour boire une tasse de café.

— On n’était pas si loin derrière et je n’ai pourtant pas mal roulé…

— Aucun doute là-dessus ! Je me demandais justement s’ils ne s’étaient pas planqués à l’écart de la route pour nous laisser passer. Après la fusillade ils doivent se douter qu’on s’est lancés à leurs trousses ?

— Alors on fait quoi ? On se met en embuscade pendant un moment pour vérifier ou on continue ?

— À mon avis, il vaut mieux continuer : le risque est trop grand d’arriver à la fumée des cierges. Mais si tu es fatigué je te relaie ! On n’est plus très loin du col du Saint-Gothard et par ce temps idyllique ça ne va pas être une partie de plaisir puisque l’hôtel nous a prévenus que le tunnel routier est fermé pour travaux !

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