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Aucune lumière n’était allumée. Seul le salon était éclairé, mais persiennes et doubles rideaux l’occultaient. Dans la villa Malaspina, le silence était total. L’évasion du célèbre chirurgien était parfaitement réussie…

Il en montra une joie de gamin qui vient de fausser compagnie à son école sans oublier de réclamer un morceau à manger… et surtout à boire ! Il y avait deux jours qu’on ne lui avait offert que de l’eau pour se sustenter en le prévenant qu’il serait privé de nourriture tant qu’il ne serait pas venu à composition…

— Mais enfin, observa Mme de Sommières tandis qu’il dévorait des œufs, du pain, du jambon et du fromage arrosé d’un capiteux Lambrusco. Vous nous avez dit qu’on vous avait enlevé ? Pourquoi ? Et d’abord comment ?

— En sortant de ma clinique dans une ambulance où m’attendait un tampon de chloroforme. Après un voyage dans ce véhicule où je ne voyais que la lumière du jour et où l’on m’a fait dormir plus souvent que veiller j’ai fini par reprendre pied sur terre dans une chambre somptueuse où se trouvait tout ce dont j’avais besoin mais dont les fenêtres grillées donnaient sur les pentes d’une montagne…

— Autrement dit, sur l’arrière de la Malaspina ! décréta Marie-Angéline. J’étais certaine que le plus intéressant devait se passer de ce côté-là ! Il y a…

— Et si vous vous taisiez pour une fois, Plan-Crépin ? trancha Mme de Sommières. Vous commenterez tout à votre aise quand le professeur Zehnder aura fini !

— Comme on avait préparé tout ce qu’il fallait dans ma « cellule », y compris un plateau agrémenté d’un dîner froid, qu’il faisait nuit et que je n’avais pas encore sommeil, j’avalai le contenu du plateau, me déshabillai, fis un peu de toilette et me couchai. Je n’avais pas d’autre occupation puisque avant de me laisser seul, on m’avait confié que je saurais le lendemain ce que l’on attendait de moi.

« Si j’avais craint un instant que l’on eût drogué la nourriture ou la boisson, je me trompais : tout était d’excellente qualité, bien préparé et sans le moindre piège et je m’éveillai aussi frais et dispos qu’à mon habitude. Je n’étais même pas de mauvaise humeur parce que cette espèce d’aventure que je vivais m’intriguait. C’était la première fois de ma vie que je m’entretenais avec un homme dont le visage disparaissait sous une cagoule noire !

— Comment était-il à part ce détail, demanda la marquise, devançant Plan-Crépin qui ouvrait déjà la bouche. Et la referma, un rien dépitée.

— Grand, bâti en athlète, dans la force de l’âge, une voix plutôt agréable, habillé même avec une certaine élégance dans le genre sport.

— Une sorte de gentleman, quoi ? ne put retenir Plan-Crépin narquoise.

— Si vous voulez… mais ce n’est pas lui qui est venu me chercher dans le milieu de la matinée. C’était une femme vêtue comme une infirmière. Je l’ai donc suivie à travers couloirs et escaliers de cette maison qui m’a paru immense et où le soleil entrait comme chez lui. Jusqu’à ce qu’enfin on s’arrête devant une haute porte aux moulures rechampies d’or qu’après avoir frappée, l’infirmière ouvrit sur ce qui me parut d’abord un trou noir mais mes yeux s’accoutumèrent rapidement et je vis que les volets était fermés, les rideaux tirés et qu’un chandelier était allumé devant le miroir d’une coiffeuse. Le seul miroir d’ailleurs qui n’était pas recouvert d’un voile.

« Une femme aux cheveux gris, portant un superbe déshabillé de satin et de dentelles, se tenait devant la coiffeuse mais à demi détournée.

Elle aussi portait un voile… qui lui cachait le visage.

« Un peu impressionné – moins par le décor que par le maintien fier de cette femme – je la saluai :

— Vous êtes bien le professeur Oscar Zehnder ? me demanda-t-elle.

— En effet, madame ! J’aurais volontiers ajouté « tout à votre service » si l’on ne m’avait amené ici de force ! Ce que je n’apprécie pas !

— Acceptez mes excuses, mais quand vous m’aurez entendue je pense que vous comprendrez ! assura-t-elle d’une voix enrouée où se mêlaient parfois, bizarrement, une ou deux notes claires. Puis elle ordonna que l’on laisse entrer le jour, se plaça face à la lumière et enleva son voile en fermant les yeux… Je découvris alors l’un des visages – et un cou ! – les plus dévastés qu’il m’ait été donné de voir ! Les cheveux gris avaient disparu mais ce n’était qu’une perruque recouvrant de beaux cheveux noirs dont une parcelle avait été… scalpée pour ainsi dire au-dessus d’un sourcil préservé par extraordinaire… Je lui demandai alors comment c’était arrivé.

— Un accident d’auto qui m’a éjectée au-travers d’un pare-brise avant de m’envoyer contre un rocher. Je n’ai échappé à la mort que par miracle… mais je l’ai souvent regretté. Jusqu’à ce que j’entende vanter votre talent ! « Le chirurgien aux mains fabuleuses » ! C’est pourquoi je vous ai fait chercher.

« J’ai répondu qu’elle aurait pu s’y prendre autrement et qu’il eût été préférable qu’elle vienne me voir à mon cabinet en toute discrétion, de nuit même mais qu’il m’était impossible de faire quoi que ce fût pour elle dans une demeure particulière. Elle m’apprit que l’on avait entrepris de transformer la villa en clinique et qu’une salle d’opération était déjà installée. À quoi je répondis que cela ne suffisait pas, que j’avais l’habitude de travailler avec une équipe exceptionnelle et rodée à la perfection dont je ne saurais me priver. D’autant moins dans son cas où il fallait prévoir plusieurs interventions afin de lui restituer un visage et un cou, disons… normaux ! Le mot l’a choquée.

— Normaux… Qu’entendez-vous par normaux ?

— Que l’on peut regarder sans s’apitoyer et sans déplaisir…

« J’ai vu ses yeux flamboyer, cependant elle a hésité avant de répondre, se contentant d’aller prendre dans le tiroir d’un précieux cabinet florentin une photographie encadrée d’or représentant une femme idéalement belle en robe Empire à taille haute, à demi étendue sur une méridienne, dans une pose pleine de grâce, style Mme Récamier, et portant des bijoux époustouflants. Elle me l’a tendue d’un geste impérieux :

— Voilà ce que j’étais et veux redevenir ! Vous entendez, professeur ? C’est ce visage-là que je veux revoir dans mon miroir… et que vous allez refaire pour moi ! Je ne saurais me contenter de votre « sans déplaisir » !

« Je ne vous cacherai pas que je l’ai regardée avec une stupeur horrifiée parce que je l’avais reconnue. C’était Lucrezia Torelli, la célèbre cantatrice dont vous avez sûrement entendu parler. Que vous avez peut-être même applaudie ?

— Nous l’avons en effet applaudie une fois, à l’Opéra de Paris, dit Mme de Sommières. Une seule fois ! Aussitôt après, elle a entrepris de démolir ma famille en laissant derrière elle de lourds dégâts ! Ainsi c’est elle notre mystérieuse voisine ? Vous a-t-elle avoué aussi qu’elle est une meurtrière recherchée par les polices française et anglaise ? Elle devrait être à cette heure attendant au fond d’un cachot un verdict en cour d’assises et non dans une luxueuse résidence entourée de fleurs et d’un paysage enchanteur !

— Moi je n’ai rien contre le cachot, émit Marie-Angéline, mais je trouve que le châtiment qu’elle subit est bien plus subtil ! C’est le doigt de Dieu qui a reproduit sur son visage la noirceur de son âme !… Mais comment s’est terminé votre entretien avec la « divine » Torelli ?

— Pas vraiment à sa convenance puisque vous m’avez aidé à m’échapper mais, en fait, comme ce devait l’être. J’ai répondu qu’elle demandait l’impossible et que même à Zurich et dans ma propre salle d’opération, entouré de mon équipe au complet, je ne pouvais recréer une telle beauté ! J’ai ajouté – assez maladroitement sans doute mais j’étais moi aussi en colère – qu’en admettant qu’elle eût vingt ans de moins, donc présentant la peau élastique de la jeunesse, je n’y parviendrais pas ! Elle est entrée alors dans une fureur folle, me traitant de charlatan et autres noms d’oiseaux avant de prononcer ma sentence : je resterais enfermé dans ma chambre sans aucune nourriture jusqu’à ce que je sois disposé à lui donner satisfaction ! Encore devrais-je m’estimer heureux qu’il y ait de l’eau courante dans ma salle de bains ! Si cela ne suffisait pas, au bout de quelques jours, on me transporterait dans une cave où évidemment je ne pourrais plus me laver ! Voilà, je vous ai tout dit ! soupira-t-il en tendant son verre pour qu’Hubert le lui remplisse de nouveau.

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