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Le soir venu, Mme de Sommières, arguant de la fatigue du voyage, se retira dans sa chambre aussitôt après le dîner en prenant soin de laisser « quartier libre » à Marie-Angéline qui brûlait de s’installer dans la tour en compagnie de Cornélius afin d’observer de nuit la villa Malaspina et ses jardins. Elle refusa même son aide pour sa toilette de nuit comme c’était l’habitude lorsqu’on était en voyage. Elle voulait être seule…

Elle se déshabilla, procéda à ses ablutions après avoir ôté le maquillage discret qu’elle s’autorisait, passa une chemise de nuit et un déshabillé en linon bleu pastel puis alla s’asseoir devant la coiffeuse afin de dénouer ses longs cheveux si joliment argentés qu’elle brossa longuement avant d’en faire une épaisse natte qu’elle noua d’un ruban et laissa glisser sur son épaule. Enfin, elle vaporisa un nuage du parfum au jasmin, frais et léger, qu’elle employait pour la nuit.

Quand elle fut prête, au lieu d’aller s’étendre sur le lit dont Marie-Angéline avait fait la couverture, elle éteignit les lumières avant de sortir sur le balcon où elle s’appuya pour contempler le magnifique paysage nocturne étendu à ses pieds…

La nuit était douce comme elle l’était autrefois et les odeurs de chèvrefeuille semblables à celles qu’elle avait respirées alors. En face, de l’autre côté de l’eau caressée par un rayon de lune, le palace brillait de mille feux… Il était trop loin pour que les échos de l’orchestre lui parvinssent, pourtant elle croyait entendre les violons jouer une valse jamais oubliée…

C’était quarante ans plus tôt, cependant elle revoyait choses et gens comme s’ils venaient seulement de se quitter en se souhaitant bonne nuit. Il y avait bal ce soir-là à l’hôtel où elle était de passage pour quelques jours avec un groupe d’amis au cours d’un voyage de découverte des lacs italo-suisses dont Lugano était la dernière étape avant le retour vers Paris. La fête était charmante et tout le monde s’amusait… et puis il y avait eu cet homme qui s’était incliné devant elle en la priant de lui accorder une valse… Elle avait levé les yeux sur un inconnu dont le regard plongeait dans le sien avec tant de tendresse que drapant d’un geste gracieux sa traîne de dentelle givrée d’éclats de cristal sur son bras ganté, elle l’avait laissé l’emporter…

Elle ne compris jamais de quelle magie il avait usé pour qu’elle se sente si bien dans ses bras… Elle n’était plus une jeune fille à son premier danseur puisque, proche de la quarantaine, elle était veuve depuis dix ans et si elle avait toujours adoré danser, les cavaliers attirés par sa beauté et sa gaieté ne lui avaient pas manqué, mais ce qu’elle avait éprouvé à cet instant lui était inconnu. Elle n’avait même pas fait attention à son nom quand, en l’invitant, il s’était présenté. Seulement qu’il était anglais et possédait des yeux aussi verts que les siens. Et aussi pétillants.

Jeune ? Non, il ne l’était plus mais il était mieux que cela ! La cinquantaine argentait ses tempes en donnant plus de relief à ses traits réguliers. Taillés un peu à coups de serpe… mais dont le sourire était tellement séduisant !…

Ils avaient bissé la valse sans presque se parler, bu ensemble une coupe de champagne au buffet puis dansé de nouveau – deux fois ! – avant qu’il ne la ramène à ses amis en s’excusant de l’avoir confisquée et en faisant ses adieux : il devait partir très tôt le lendemain…

Quand il lui avait baisé la main – juste un peu plus qu’il ne convenait – elle avait éprouvé une sorte de douleur et, ne se sentant plus à l’unisson des autres qui s’adonnaient à leur soirée sans états d’âme, elle refusa alors de continuer d’y participer et se retira.

Délaissant l’ascenseur, elle remonta l’escalier lentement, refusa les services de la soubrette qui, au seuil de sa chambre, se proposait pour l’aider à se déshabiller, puis elle alla près de la coiffeuse… C’est alors que, du balcon par lequel il était entré, il s’encadra dans la fenêtre et son visage presque douloureux était celui-là même de la passion :

— Pardonnez-moi si vous le pouvez, murmura-t-il, mais il fallait que je vienne ! Il y a si longtemps que je vous attends !

Elle n’avait rien répondu. Simplement elle était allée à sa rencontre :

— Moi aussi ! fit-elle dans un souffle, tandis qu’il la prenait dans ses bras…

Ce que fut cette nuit, Amélie en frémissait encore après tant d’années mais personne n’en sut jamais rien. Elle aurait pourtant dû se renouveler. Il avait promis qu’ils se reverraient. Seulement il ne revint jamais. Quelques mois plus tard les journaux lui apprenaient que sir John Leighton avait trouvé la mort au cours de son expédition dans l’Himalaya…

Elle réalisa à ce moment qu’elle ne savait rien de lui, qu’un prénom. Lui ne devait pas ignorer grand-chose d’elle puisqu’il lui avait écrit de Delhi. Juste quelques mots signés de son prénom. Il l’aimait et, dès son retour, c’est près d’elle qu’il irait… Puis ce fut le silence, les années qui passent…

Le vent léger qui se levait la fit frissonner, pourtant elle resta là, les coudes sur la pierre tiède à contempler ce paysage qu’elle avait juré de ne jamais revoir. Aussi avait-elle hésité quand Plan-Crépin avait plaidé pour ce voyage à Lugano afin d’essayer d’aider Aldo à reconstruire sa vie et puis elle avait éprouvé une sorte d’allégresse… Ce serait au contraire merveilleux d’emplir à nouveau son regard du cadre enchanteur que la vie avait donné à cet amour de rêve !

Aussi, en descendant du train tout à l’heure, elle se sentait presque heureuse ! Pourquoi avait-il fallu que cet imbécile d’Hubert vînt se mettre à la traverse avec ses plaisanteries d’un goût douteux ?

Elle avait été à deux doigts de repartir mais, à présent, elle pensait que peut-être ce doux pays qui, une fois déjà, avait sauvé Aldo du désespoir (8) accomplirait un nouveau miracle !

Laissant sa fenêtre ouverte sur les senteurs de la nuit, elle alla se coucher sans rallumer la lampe et resta là les yeux grands ouverts jusqu’à ce que, minuit largement passé, le sommeil la prenne enfin…

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Les douze coups de minuit

Quand, vers huit heures du matin, Plan-Crépin entra dans sa chambre précédant Boleslas qu’elle débarrassa de son vaste plateau, Mme de Sommières se demanda quel genre de nuit elle avait pu passer si l’on en jugeait la mine lugubre qu’elle arborait, contrastant avec le beau soleil que la fenêtre restée ouverte avait permis de s’étaler largement.

— Au moins avons-nous bien dormi ? s’enquit-elle avec sollicitude tout en déposant le petit déjeuner au pied du grand lit.

— Pourquoi « au moins » ? C’est comme si vous poursuiviez une conversation commencée ? Avec vous-même peut-être ?

Sans répondre, l’héritière des Croisés versa dans une tasse un café dont l’arôme embaumait, y ajouta du sucre et prit une tranche de brioche qu’elle entreprit de beurrer farouchement avant d’offrir le résultat à la marquise. Qui refusa :

— Plus tard ! Quand vous m’aurez dit pourquoi vous faites cette tête ! Vous avez mal dormi, vous vous êtes disputée avec Hubert, ou Boleslas, ou les deux ? Oh, je crois savoir ! Nous sommes à des centaines de kilomètres de Saint-Augustin et il n’y a pas d’église aux environs ?

— Il y en a deux… plus un couvent ! J’irai y faire un tour tout à l’heure pour demander au Seigneur de m’éclairer…

— Et que fait-il d’autre ? Regardez ce soleil ! En voilà assez des cachotteries ! Dites-moi ce qui vous tracasse ou vous refaites les bagages et nous rentrons par le premier train !

— C’est que, justement, je me demande si ce ne serait pas la seule chose intelligente !… Je m’en veux de vous avoir entraînée jusqu’ici alors que vous n’en aviez pas tellement envie ! Et pour y trouver quoi ? Une maison mal tenue par deux vieux garçons qui n’ont pas la plus petite idée du genre de vie d’une grande dame ! Qui trouvent tout naturel que ladite dame se change en professeur de cuisine pour un Polonais timbré ! Où il n’y a pas la moindre trace d’une femme de chambre et que, par-dessus le marché, je me suis oubliée, moi, jusqu’à la laisser sans assistance, se dévêtir et se préparer pour la nuit !

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