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— Vous perdez l’esprit, Plan-Crépin ! C’est moi qui vous l’ai défendu en précisant que je voulais être seule ! Alors maintenant, servez-vous une tasse de ce délicieux café et ensuite videz votre sac ! conseilla-t-elle en entamant son petit déjeuner.

Avec un vif plaisir ! Ce matin, elle se sentait incroyablement sereine. C’était comme si son tête-à-tête avec le plus beau souvenir de sa vie l’avait plongée dans un bain de jouvence alors qu’elle avait eu si peur que ce retour à Lugano ne réveille l’ancienne douleur. Peut-être parce que l’âge qui était le sien et qui chaque jour la rapprochait de l’issue inéluctable lui faisait espérer qu’à cet instant une ombre chère viendrait lui prendre la main ?

En attendant, il y avait Aldo qu’elle aimait comme un fils. Aldo plus beau que John mais que sa silhouette et surtout son charme lui avaient parfois évoqué. C’était peut-être la raison qui l’avait incitée à montrer tant d’indulgence envers Pauline Belmont et son ardent amour ? Comment aurait-elle réagi elle-même si John, marié, avait vécu ?

— Alors ? fit-elle quand Plan-Crépin eut fini son café qu’elle avait accompagné d’une tartine. Racontez-moi votre nuit ! À votre mine, je suppose que vous n’avez pas beaucoup dormi ?

— Un peu tout de même… dans la tour !

— En compagnie de Wishbone ? Tiens donc ! sourit la marquise.

— Non. Je l’avais prié de me laisser seule. Nous n’avons pas, et de loin, la même façon de voir les choses et je ne voulais partager mes premières impressions avec personne !

Et elle raconta que les débuts lui étaient apparus plutôt prometteurs. Quelqu’un jouait le deuxième  Liebestraum de Liszt avec plus que du talent : une intensité mélodique qui l’avait transportée. Lui avaient succédé les éclats de deux voix : celles d’un homme et d’une femme qui se disputaient. Puis plus rien. Les lumières s’étaient éteintes mais une silhouette noire – véritable fantôme en robe à traîne recouverte d’un voile tombant jusqu’aux pieds ! – était apparue sur la terrasse une canne à la main. Traversant un rayon de lune, elle s’était avancée de quelques pas dans les jardins mais ne s’y était pas attardée. Elle était rentrée et tout s’était refermé sous une main masculine. Plus tard encore – environ deux heures après – il y avait eu un long gémissement… Une fenêtre s’était éclairée au premier étage et un second gémissement avait tourné court. Une fois encore tout s’était éteint et la guetteuse de la tour, vaincue par la fatigue, avait fini par s’endormir dans son fauteuil jusqu’à ce que le lever du jour la réveille…

— C’est assez intéressant ! commenta Mme de Sommières. D’où tirez-vous donc cette furieuse envie de rentrer à la maison ?

— De ce qu’en jetant un dernier coup d’œil avant de regagner ma chambre j’ai vu deux infirmières, l’une à l’un des balcons en train de secouer un linge blanc, et l’autre remontant le jardin venant de je ne sais où…

— D’où vous avez conclu ?

— Que la « vox populi » a raison, que la villa des derniers Borgia devient une clinique pour dérangés du cerveau, sans doute fortunés… et que je suis une idiote ! Les policiers sont repartis, nos deux lascars ne demandent qu’à les imiter… et nous serions beaucoup mieux au parc Monceau !

Elle reprit le plateau qu’elle alla poser sur une table. La marquise se leva, enfila ses mules et son déshabillé puis s’approcha de la fenêtre.

— Cela ne vous ressemble pas, Plan-Crépin, de jeter le manche après la cognée au bout de quelques heures !

— Il faut croire que je vieillis !

— En voilà une autre ! C’est bien la première fois que je vous vois rechigner devant l’ennemi sans avoir engagé le fer ! Je vous ai connue plus pugnace ! Ce qui est certain c’est que vous n’avez pas assez dormi… ni réfléchi, sinon il vous serait peut-être venu à l’esprit qu’une clinique psychiatrique pourrait être un paravent idéal pour masquer une affaire louche ? Moralité : allez vous coucher, faites un tour à l’église, tirez-vous les cartes et invoquez les mânes de vos glorieux ancêtres croisés… mais trouvez quelque chose, morbleu ! Quant à moi, je vais prendre un bain rapide ensuite j’irai donner un cours de cuisine à cet ectoplasme polonais qui a toujours l’air de flotter entre deux eaux !

Et comme Marie-Angéline, figée sur place, ne bougeait toujours pas, elle s’impatienta :

— Alors, que décidez-vous ?

— D’aller dormir une heure, puis de prendre une douche pour m’éclaircir les idées… et j’irai à l’église ! Nous avons tout à fait raison !

Le résultat fut encourageant. En prenant place à la table du déjeuner l’œil vif et la démarche assurée, Plan-Crépin demanda à Wishbone s’il aurait l’obligeance de lui servir de chauffeur vers quatre heures pour la conduire à la villa Malaspina. Habitué à ne s’étonner de rien, il acquiesça sans poser de questions mais Hubert, lui, réagit :

— Qu’est-ce vous avez l’intention de faire là-dedans ?

— Récolter des renseignements, voyons ! Le bruit court partout de la transformation en maison de santé. Or, fraîchement débarquée des États-Unis, afin de rendre visite à une tante adorée venue soigner sa mélancolie dans un pays qu’elle aimait particulièrement dans sa jeunesse, j’ai eu la douleur de constater qu’elle souffrait à présent d’une véritable dépression. Malheureusement elle vit seule, assistée de deux serviteurs légèrement dépassés par les événements, et ne pouvant m’attarder à Lugano plus d’un mois avant de rentrer à New York je viens voir si la nouvelle clinique pourrait la prendre en charge !

Le professeur soudain apoplectique bondit :

— Vous voulez envoyer Amélie chez les fous ? Mais c’est vous, ma petite, qu’il faudrait interner !

— Ne prenez pas feu, Hubert ! intervint l’intéressée. Ce n’est pas si bête, au contraire ! D’ailleurs cela ne veut pas dire qu’une ambulance viendra me chercher demain ! Plan-Crépin ne veut que se renseigner, c’est tout !

— Il faudrait d’abord qu’elle ait l’air d’une Américaine, ce qui est loin d’être le cas !

— Et cela ressemble à quoi, une Américaine ? s’insurgea Marie-Angéline avec un accent yankee à couper au couteau. Je vous apprends que je parle parfaitement cette langue… ainsi que quelques autres ! précisa-t-elle, avec une certaine satisfaction. Aussi vais-je me présenter : je suis Miss Henrietta Santini… et nous verrons bien !

Vers les quatre heures, vêtue d’un tailleurs gris souris sur un chemisier blanc, un chapeau de paille noire orné d’une coque de ruban blanc sur la tête, elle prenait place à l’arrière de la voiture dont Wishbone « en civil », un panama enfoncé jusqu’aux yeux, lui ouvrait dignement la portière. Elle se sentait déterminée mais elle avait dans sa poche un chapelet bénit par le pape et, au cou, sous le col montant du corsage, et au bout d’un lien de velours noir, une modeste croix de bois qu’au cours d’un séjour à Jérusalem (9) elle avait fait toucher au tombeau du Christ. Il fallait au moins ça pour combattre les insinuations défaitistes d’une petite voix intérieure qui s’obstinait à lui chuchoter qu’elle allait s’aventurer sur un terrain diabolique et donc dangereux.

— On y va ? invita Cornélius qui ne se sentait pas tellement rassuré même s’il eut fallu le débiter en tranches pour le lui faire avouer.

— Évidemment ! Qu’est-ce que vous attendez ? Vous avez peur ?

— Non, non ! affirma-t-il après s’être raclé la gorge. Mais j’aimerais tout de même mieux que vous ne pénétriez pas dans ce… machin… toute seule !

— C’est justement ce que j’espère ! Voir de plus près l’intérieur de cet antre des Borgia ! Et comme il n’est pas d’usage qu’un chauffeur suive sa patronne, vous m’attendrez bien sagement !

Le chemin n’était pas long puisqu’il suffisait de descendre la route étroite bordant Hadriana jusqu’au premier croisement et d’en rencontrer une autre qui, elle, épousait les imposants jardins de la Malaspina.

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