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La silhouette nonchalante de la dame de La Trémoille avait disparu depuis longtemps dans l'ombre de la rue montante que Catherine n'avait pas encore fait un geste. Tout s'éclairait d'une lumière brutale et combien décevante.

Voilà donc pourquoi Arnaud s'était dispensé d'assister au festin du roi.

C'était pour recevoir plus commodément cette femme, sa maîtresse sans doute. Et, pour elle, quel meilleur alibi que la fête ? Elle retenait son époux auprès de Charles VII. Il n'y avait pas jusqu'à la colère d'Arnaud en découvrant Catherine sous une robe de sa maîtresse qui ne prît une autre couleur. Que lui importait, en effet, que la femme si longtemps méprisée portât les couleurs de tel ou tel camp. Tout ce qui comptait, c'était qu'il ne voulait pas voir les atours de la belle La Trémoille sur les épaules d'une autre...

La maison, devant elle, était redevenue silencieuse et la lumière s'était éteinte à la fenêtre. Il ne restait plus, dans la rue, que le mince ruban blafard de la lune accroché au pignon d'un toit avant de se déverser sur le pavé, et les reflets de l'auberge où le vacarme allait augmentant. Des hurlements, des chants bacchiques prouvaient surabondamment qu'un certain nombre de soldats y fêtaient avec des filles le récent succès d'Orléans. Mais tout était devenu indifférent à Catherine. Sans plus songer à dissimuler sa présence, la tête vide et les tempes bourdonnantes, maîtrisant à grand-peine une violente envie de pleurer, elle quitta sa cachette, mue par le désir de regagner sa maison au plus vite et d'y retrouver le giron de Sara pour y pleurer tout son saoul. De vagues projets naissaient déjà en elle : demain, elle quitterait la Cour, demanderait congé à Yolande et s'en irait rejoindre Ermengarde. Cette vie, décidément, n'avait plus rien à lui offrir...

Elle fit quelques pas incertains au milieu de la rue. À cet instant, la porte de l'auberge s'envola plus qu'elle ne s'ouvrit et deux ivrognes parurent sur le seuil, titubant, accrochés l'un à l'autre pour tenter de trouver un semblant d'équilibre. Bien qu'ils fussent, tous deux, effroyablement ivres, ils voyaient encore assez clair pour qu'une silhouette féminine attirât leur attention.

— Une... une fille ! s'exclama l'un d'eux en ceinturant la jeune femme d'une main tandis que, de l'autre, il rabattait son capuchon, découvrant sa tête dorée. Et... une belle ! Regarde, Flambard !

Pour toute réponse, le second poussa un gloussement qui, à la rigueur, pouvait passer pour admiratif. C'était sans doute un garçon qui n'aimait pas perdre son temps car, s'emparant des deux mains de Catherine qui essayait de le repousser, il voulut l'embrasser. L'approche de son haleine empestée de vin fit à la jeune femme l'effet d'un révulsif. Eperdue, ne sachant comment se défendre contre ces deux hommes, elle se laissa emporter par son seul instinct et cria de toutes ses forces :

— Arnaud !... Au secours !

Surpris, les agresseurs marquèrent un temps d'arrêt. Catherine allait crier encore, mais dans la maison de saint Crépin une fenêtre s'était ouverte et une forme noire avait bondi dans la rue depuis le premier étage, une épée au poing. Le combat ne fut pas long. Deux coups d'estoc, deux fouettés et Arnaud de Montsalvy avait mis les agresseurs en fuite. Les deux soldats ivres, récupérant soudain leur équilibre, s'enfuirent le long du rempart sans demander leur reste. Avec un haussement d'épaules, Arnaud remit son épée au fourreau et s'approcha de Catherine qui, plus morte que vive, s'était plaquée contre le mur de la maison. Le rayon de lune, glissant du toit, éclairait en plein son pâle visage.

— Il m'avait bien semblé reconnaître votre voix, fit le capitaine tranquillement. Voulez-vous me dire ce que vous faites par ici à cette heure de la nuit ?

Pour rien au monde, après ce qu'elle venait de voir, Catherine n'eût avoué qu'elle avait espéré lui rendre visite.

— Je me promène ! répondit-elle d'un ton de défi, mais avec une voix si tremblante qu'elle lui ôtait beaucoup de conviction. Je pense que ce n'est pas défendu ? Je... je voulais voir Jehanne...

— Tiens donc ! Par ici ? On ne vous a pas dit qu'elle loge de l'autre côté de la ville ? Est-ce que vous ne devriez pas être à la fête du roi ?

— Pourquoi y serais-je obligatoirement tandis que vous-même n'y êtes pas ? Il est vrai que vous aviez, vous, d'excellentes raisons de vous en dispenser.

Elle se mordit les lèvres en se traitant intérieurement de sotte pour n'avoir pas su tenir sa langue. Mais il était trop tard pour reculer. Dans l'ombre, elle vit étinceler les dents du jeune homme et l'entendit rire.

— D'excellentes raisons ? J'aimerais savoir lesquelles ?

Le ton légèrement moqueur, un peu dédaigneux, qu'il employait en s'adressant à elle acheva d'enflammer la colère de Catherine. Elle oublia d'un seul coup toutes ses belles résolutions de sagesse et d'indifférence.

— Des raisons rousses ! lança-t-elle furieuse. Et ne vous donnez pas la peine de mentir, Arnaud de Montsalvy. Je les ai vues sortir de cette maison, tout à l'heure, vos raisons. Et j'ai compris, par la même occasion, pourquoi vous n'aimez pas voir sur moi les robes de Madame de La...

La main d'Arnaud, brutalement appliquée sur sa bouche, lui coupa à la fois la parole et le souffle.

— Pas de nom ici, je vous prie ! C’est toujours dangereux ! Venez, je vous reconduis chez vous.

Déjà il l'entraînait, d'une main passée d'autorité sous son bras, mais Catherine, d'un geste sec, se dégagea.

— Je sais marcher seule et n'ai pas besoin que vous me rameniez. Allez donc à vos amours et ne vous occupez pas de moi.

— Mes amours, mes amours ! Vous me faites rire avec cette histoire grotesque. Je ne peux pas empêcher cette femme de venir chez moi à tout bout de champ et de soudoyer mes domestiques pour que je la laisse entrer.

— Vous allez peut-être me dire qu'elle n'est pas votre maîtresse ?

— Mais bien sûr ! Pour qui me prenez-vous ? Me croyez-vous homme à me contenter des restes des autres ? Vous devriez me connaître mieux et savoir que ce genre de femme n'a aucune chance auprès de moi. Venez-vous, maintenant ?

Catherine enveloppa d'un regard incertain la haute silhouette sombre qu'elle distinguait mal maintenant parce que la lune avait disparu derrière un épais nuage. Elle souhaitait éperdument le croire, mais l'image de la grande femme à la mante prune la hantait.

— Vous me jurez que vous ne l'aimez pas ? demanda-t-elle d'une voix de petite fille qui, malgré lui, fit rire le capitaine.

— Bien que mes affaires privées ne vous regardent en rien, je veux bien vous répondre pour avoir la paix : je jure que je ne l'aime pas.

— Qui aimez-vous alors ?

La réponse vint sèche, mais après une courte hésitation.

— Personne ! Et maintenant, en voilà assez !

Lentement, côte à côte, ils remontèrent vers

l'entrée de l'enceinte royale, marchant d'un même pas accordé, penchant tous deux la tête, perdus dans leurs propres pensées. Mais Catherine luttait contre le besoin impérieux de combler ce vide creusé entre eux par le silence. Son amour s'exaspérait à le sen tir à la fois si proche et si distant. Sans le regarder, rassemblant tout son courage, elle murmura :

— Quand donc comprendrez-vous que je vous aime, Arnaud ? Que je n'ai jamais aimé que vous ? N'avez-vous donc pas senti, au cours de ces deux nuits où vous êtes venu à moi, que je vous appartenais, corps et âme, que vous pouviez tout exiger de moi ?

Elle n'osait pas tourner la tête vers lui, risqua un regard, vit un profil figé, des yeux durcis qui regardaient droit devant eux.

— Vous me feriez plaisir en évitant d'évoquer ces deux circonstances où je me suis conduit d'une façon que je préfère ne pas qualifier et dont j'ai honte.

— Pas moi. Nous étions sincères l'un et l'autre. Mais moi je n'ai pas honte de m'être donnée à vous. Bien plus, j'en suis heureuse et, si vous voulez tout savoir, c'était au-devant d'un moment comme ceux- là que j'allais en venant jusqu'ici. Pour vous, j'ai tout quitté : honneurs, fortune, amour, j'ai accepté la misère, la souffrance, la mort même dans le seul espoir de vous retrouver.

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