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— Pour moi, cela n'avait guère d'importance, fit doucement frère Etienne.

J'ai tant marché dans ma vie ! Mais Sara en avait perdu l'habitude.

Dame Mathilde s'était chargée de réconforter les deux voyageurs, leur conseillant d'en user en tout, dans sa maison, comme s'ils étaient chez eux.

Mais la présence de Jehanne dans cette demeure impressionnait autant le cordelier que Sara. La tzingara, la première fois qu'elle avait vu la Pucelle, était presque entrée en transes. Elle s'était laissée tomber à genoux, les yeux fixes, incapable d'un seul geste ou d'une seule parole, tremblant de tous ses membres. C'était seulement un long moment après que Catherine avait pu la relever. Elle tremblait toujours et son visage était couleur de cendres.

— Mon Dieu ! Qu'est-ce que tu as ? s'inquiéta Catherine. Tu me fais peur!

Sara parut alors sortir d'un songe. Elle regarda Catherine avec l'air égaré de quelqu'un qui s'éveille en sursaut.

— Peur ? articula-t-elle péniblement. C'est pour elle, Catherine, qu'il faut avoir peur ! En un instant j'ai vu autour d'elle tant de gloire et tant de souffrance que j'en ai perdu le sens !

— Qu'as-tu vu ? Parle !

Sara hocha la tête tristement :

— Une couronne scintillante et puis des flammes... des flammes si hautes et si rouges ! Mais je peux me tromper : je suis si lasse...

Catherine avait voulu rire de la singulière vision, disant bien haut que Sara avait rêvé et que la fatigue lui donnait des hallucinations. Mais au fond de son cœur, elle en avait été désagréablement impressionnée. Tellement même que, rencontrant Xaintrailles dans la cour de la maison, elle lui avait dit, désignant Jehanne qui montait à cheval.

— Il faut veiller sur elle, messire, sur elle toujours et avant tout !

Le rouquin avait souri, rassurant et sûr de lui à son habitude.

— Soyez tranquille, belle Catherine ! Personne, et les Anglais moins que quiconque, ne viendra la prendre au milieu de nous !

Pourtant, malgré cette belle assurance, Catherine n'avait pu chasser son triste pressentiment. Après son départ d'Orléans, il la poursuivait toujours et ne la quitta pas tout au long de la route à travers la Sologne. Il céda enfin quand les tours à becs du formidable camp retranché que formait la cité de Loches furent en vue parce que Jehanne, elle le savait, devait y venir et qu'avec elle viendrait Arnaud. Il demeurait sa pensée constante et gardait le pouvoir de l'enfiévrer corps et âme.

En franchissant la porte Royale, elle vit frère Etienne pousser sa mule en avant et s'arrêter auprès du corps de garde. Il se pencha sur sa selle et murmura quelques mots à l'oreille du sergent qui était accouru puis, se redressant, fit signe à ses compagnes d'avancer. Il était tout souriant.

— La reine nous attend ! fit-il simplement en commençant de grimper la ruelle en pente. Venez !

— Comment peut-elle nous attendre ? fit Catherine stupéfaite. L'avez-vous fait prévenir ?

— Depuis Orléans, j'ai dépêché un messager comme je l'ai fait bien souvent ! répondit calmement le petit frère. Soyez assurée que Sa Majesté sait, dès maintenant, tout ce qui vous concerne et qu'elle vous recevra en connaissance de cause. Venez ! Lorsque Catherine s'inclina devant Yolande d'Anjou, elle se sentit plus intimidée qu'elle ne l'avait été depuis longtemps.

Celle que l'on appelait la reine des Quatre Royaumes venait d'avoir cinquante ans, mais personne ne s'en serait douté. Longue et mince, droite comme une lame d'épée, elle portait fièrement sa petite tête énergique au fin profil méditatif, à la peau d'ivoire pâle tendue sur une parfaite ossature qui assurait sa beauté contre les atteintes du temps. Royale, Yolande l'était dans l'attitude de son corps élégant, dans l'expression de ses longs yeux sombres, dans la splendeur nerveuse de ses mains et dans le pli décidé de sa bouche.

De la petite Violanta d'Aragon, de la fille des montagnes élevée à la dure dans la rude Saragosse qui, un matin de décembre 1400, s'était agenouillée, éblouie, auprès du beau duc Louis d'Anjou dans l'église Saint-Trophime d'Arles, la duchesse Yolande n'avait gardé que l'indomptable énergie, le courage sans défaut et une intelligence aiguë. Pour tout le reste, elle était devenue Française de la tête aux pieds, la meilleure et la plus sage des Françaises. Veuve à trente-sept ans et le cœur à jamais brisé par ce veuvage, elle avait tourné résolument le dos à l'amour et à la vie de femme pour n'être plus que l'ange du pauvre royaume, déchiré et vendu à l'encan par sa propre souveraine. Ysabeau la Bavaroise haïssait Yolande, moins parce qu'elle était, comme le soupirait Juvénal des Ursins, la « plus jolie femme du royaume »

que parce que cette jolie femme lui faisait échec. C'était Yolande qui avait décidé le mariage du petit prince Charles avec sa propre fille, Marie, Yolande qui, enlevant l'enfant, l'avait fait élever chez elle, à Angers, Yolande toujours qui, lorsque le petit prince renié par sa mère était devenu Dauphin de France avait refusé de le renvoyer à l'indigne reine. Ysabeau ne devait jamais digérer l'épître qu'en la circonstance lui avait adressée Yolande.

«A femme pourvue d'amant, point n'est besoin d'enfant. N'ai point nourri et élevé icelui jusqu'ici pour que le laissiez trépasser comme ses frères, ou le rendiez fol comme son père, à moins que le fassiez Anglais comme vous. Le garde mien ! Venez le prendre si l'osez ! »

Ysabeau n'avait jamais osé et, pendant des années, luttant contre l'impossible, Yolande avait maintenu le royaume meurtri au bout de ses seules mains. Et c'était elle encore qui, avertie par son fils, le duc René de Bar, de la visite qu'il avait reçue d'une étrange paysanne de Domrémy, avait aplani le chemin devant Jehanne et fait venir la Pucelle à la Cour....

Tout cela, Catherine le savait de frère Etienne, depuis si longtemps l'agent secret de la reine aux quatre couronnes.

Et si, au moment de paraître devant elle, le respect écrasait Catherine au point de lui ôter l'usage de la parole, c'était justement parce qu'elle avait pu mesurer quelle haute et noble dame était Yolande.

Les jambes lui tremblaient si fort que la révérence profonde se termina en agenouillement et que Catherine demeura là, les deux genoux sur le dallage chatoyant de la pièce, osant à peine respirer. Cette profonde humilité ne parut pas déplaire à Yolande car elle sourit et, quittant la grande tapisserie à laquelle, solitaire pour le moment, elle travaillait, elle vint relever elle-même la jeune femme.

— Voici bien longtemps que frère Etienne m'a parlé de vous pour la première fois, Madame de Brazey ! Je sais quelle amie fidèle et sûre vous avez été pour la pauvre Odette de Champdivers. Je sais qu'elle et frère Etienne vous ont dû leur vie et que, si Odette est morte dans la misère, c'est que vous étiez, vous-même, plus misérable encore à ce moment ! Je sais enfin que, malgré le sort qui était vôtre, votre cœur nous était tout acquis et aussi quelles souffrances vous avez endurées pour vous joindre à nous.

Soyez la bienvenue.

La voix de contralto de la reine avait gardé, de l'Espagne, un léger roulement qui ajoutait à son charme. Catherine baisa respectueusement la main qui se tendait vers elle. Elle remercia Yolande pour son accueil et protesta qu'elle n'avait désormais d'autre ambition que servir de son mieux si l'on voulait bien d'elle. — Une reine a toujours besoin d'une dame d'honneur fidèle, fit Yolande et une cour royale a toujours besoin d'une jolie femme.

Vous serez de mes dames, ma chère, et je vais faire établir votre brevet par le chancelier. En attendant, je vous confierai à Madame de Gaucourt qui s'occupera de votre installation. Je garde frère Etienne avec qui j'ai à parler.

Pour une grande dame, Mme de Gaucourt était d'une timidité quasi maladive. Elle semblait perpétuellement terrifiée par toutes sortes de choses dont la plus redoutable était très certainement son mari. Elle ne respirait à peu près à l'aise que lorsqu'elle était loin du gouverneur d'Orléans. Du même âge que la reine Yolande, ou peu s'en fallait, elle était menue, silencieuse et d'une prestesse qui la faisait ressembler irrésistiblement à une souris. Mais, quand la timidité ne lui nouait pas la langue, elle était de bon conseil, connaissait la Cour comme personne et s'entendait parfaitement à s'occuper d'une maison, même royale.

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