— Je m'habillerai en homme, comme vous. Je couperai mes cheveux...
— Cela ne servirait à rien. Même sous le froc d'un moine, même la tête rasée, vous demeureriez trop femme encore. Non, Catherine. De longs et difficiles combats attendent ces hommes. Je dois veiller à leur éviter tout ce qui peut les désunir. Le gentil Dauphin et Messire Dieu ont trop besoin d'eux. Il vaut mieux que vous retourniez chez vous en attendant la fin de la guerre.
— Que je retourne chez moi, en Bourgogne ? fit Catherine atterrée. Pour que j'y retombe au péché ? Jehanne, vous savez bien ce que fut ma vie là-bas. Vous ne pouvez pas m'y renvoyer. Pas vous !
La Lorraine réfléchit un moment. Catherine lui tendit le pourpoint de drap fin, mi-parti rouge et vert, aux couleurs d'Orléans, que Dunois venait de lui offrir. Lorsqu'elle eut fini d'en nouer les aiguillettes, Jehanne posa la main sur l'épaule de son habilleuse bénévole :
— Vous avez raison, dit-elle. Si vous ne vous sentez pas la force de résister aux anciens entraînements, il vaut mieux ne pas retourner. Mais alors, que puis- je vous offrir, Catherine ? L'abri d'un couvent ? Vous n'êtes guère faite pour les rigueurs du cloître. Il y a en vous trop de vie qui ne demande qu'à s'épancher. Pourtant, il me vient une idée. Pourquoi ne pas vous rendre auprès de Madame Yolande ?
— Mais... je ne la connais pas.
— Qu'importe, si je vous envoie. Joignez la reine des Quatre Royaumes, Catherine1. Je vous donnerai une lettre pour elle. Vous trouverez aide et protection dans son ombre. Auprès d'elle, vous attendrez que vienne la victoire finale... et que revienne celui que, bien plus que moi, vous désirez suivre.
1. Duchesse d'Anjou et comtesse de Provence, Yolande d'Aragon était reine de Sicile, Naples, Jérusalem et Aragon.
Atterrée de se voir si bien percée à jour, Catherine se laissa tomber sur un banc, regardant l'étrange fille avec des yeux immenses.
— Comment avez-vous deviné ? fit-elle d'une voix rauque.
— Ce n'était pas difficile, sourit Jehanne. Vous avez des yeux qui ne savent ni mentir ni dissimuler. Mais le temps de la patience est venu, pour vous, comme le temps de la guerre est revenu pour les hommes. Chacun sa place et chacun son rôle. Allez rejoindre ma Reine et priez Dieu pour nos armes...
Comprenant que rien ne ferait fléchir la décision de Jehanne, Catherine la laissa sortir sans essayer de la retenir. Peut-être cette solution était-elle la bonne. Frère Étienne Chariot lui avait si souvent parlé de cette reine Yolande, belle-mère du roi, qu'il servait dévotieusement ! Catherine avait appris à la connaître. L'important n'était-il pas de demeurer dans le même camp qu'Arnaud puisque le suivre était impossible ?
Comme des servantes entraient pour ranger la chambre, elle s'attarda un moment à les aider. Mais, dans la maison, le joyeux tumulte augmentait. Par les fenêtres ouvertes en grand au soleil de mai, Catherine pouvait voir les notables de la cité, avec leurs épouses en grande toilette, accourir vers la maison de la porte Regnard où les attendait la large hospitalité de Jacques Boucher. Catherine, pour sa part, n'avait aucune envie de se joindre à cette foule, bien qu'elle sût qu'Arnaud aussi allait venir. Pour le moment, elle souhaitait plutôt s'écarter, se mêler au petit peuple qui dansait déjà sur les places où des tonneaux de vin avaient été mis en perce. Les portes de la cité étaient grandes ouvertes et, pour la première fois depuis sept mois, les communications étaient libres avec la campagne environnante. Avertissant une servante qu'elle sortait pour se promener un moment, Catherine entoura sa tête d'un voile vert et quitta la maison, s'engageant dans la rue qui menait à la cathédrale. Quelque chose l'attirait vers cette porte de Bourgogne où elle était arrivée un soir, épuisée.et pleine d'espoir. Elle voulait la revoir. Mais il n'était pas facile de circuler. Les rues étaient pleines de monde. On s'interpellait, on s'embrassait, on s'arrachait les soldats, aussi bien Français qu'Écossais, Gascons ou Espagnols, qui composaient l'armée de secours1.
Toutes les maisons étaient pavoisées, toutes les fenêtres ouvertes. Cela sentait la joie, la victoire et Catherine, un peu désorientée, avait du mal à se mettre à l'unisson.
En arrivant en vue de la porte de Bourgogne, elle vit qu'un flot ininterrompu d'hommes, de femmes et d'enfants s'engouffraient sous la grosse arche de pierre, dans les deux sens. Cela faisait une belle agitation, un tohu-bohu coloré, éclatant de joie et de vie retrouvées. Aux carrefours, les statues des saints croulaient sous des fleurs sorties d'on ne savait où. Un demi-sourire aux lèvres, Catherine regardait passer ces braves gens qui avaient l'air si heureux quand, soudain, son regard se fixa. Un couple bizarre venait de franchir le pont-levis : une grande femme brune, drapée dans une invraisemblable robe rapiécée et faite visiblement de morceaux disparates, une couverture effrangée sur le dos et s'appuyant sur un gros bâton noueux.
Auprès d'elle, un petit moine au froc troué marchait le nez au vent, une expression de joie quasi extatique répandue sur son visage rond et rose.
C'étaient Sara et frère Étienne.
Emportée par une joie soudaine, Catherine se précipita vers eux de toute la vitesse de ses jambes. Pleurant et riant à la fois, elle tomba dans les bras de Sara...
1. Il y avait de nombreux mercenaires gascons ou espagnols. Quant aux Écossais, ils combattirent aux côtés de la France durant toute la guerre de Cent Ans.
Le vendredi 13 mai, à l'heure précise où Jehanne d'Arc, sur la route de Tours, rencontrait son roi et lui faisait hommage de sa victoire, Catherine, Sara et frère Étienne arrivaient à Loches où était la reine Yolande, bellemère de Charles VII et son meilleur conseiller. On était parti d'Orléans la veille au matin, salués par toute la maisonnée de Jacques Boucher, avec beaucoup de larmes et de promesses de se revoir. Il n'avait fallu, en effet, que peu d'heures à Sara et au petit cordelier pour gagner l'amitié de dame Mathilde, séduite par ces deux personnages, si disparates mais unis par leur commune affection pour Catherine. Quant à Catherine elle-même, avoir retrouvé Sara lui avait fait l'effet d'un signe du ciel. Puisque sa vieille amie était de nouveau à son côté, les épreuves étaient terminées et plus rien de fâcheux ne pouvait lui arriver.
La bohémienne et le moine étaient assez mal en point en arrivant à Orléans.
A cette différence près qu'ils l'avaient effectué par un temps plus clément, leur voyage depuis Coulanges-la-Vineuse avait été presque aussi pénible que celui de Catherine. Mais de la façon dont ils avaient faussé compagnie à Fortépice, tous deux paraissaient garder un souvenir réjoui.
— Nous avons bénéficié d'une double chance, raconta Sara à la maisonnée assemblée. Toutes les nuits, après la belle victoire de Fortépice sur les chèvres du sire de Courson, on galopait ferme entre les deux places fortes. Tantôt, c'était pour un cheval de Fortépice, tantôt pour les poules du sire de Cour- son, mais nuit après nuit, on se dévalisait consciencieusement.
Cela s'est terminé par une vraie bataille au cours de laquelle Courson a eu le dessous. Pour comble de prospérité, le lendemain même, Fortépice a réussi à mettre la main sur une troupe de marchands d'Auxerre qui revenaient de Genève avec un chargement de toute sorte. Fortépice était si content qu'il a ordonné un grand festin pour lui et ses hommes. Une grande beuverie plutôt car, au coucher du soleil, toute la bande était superbement ivre et Fortépice plus que tous les autres à lui tout seul. Personne n'a songé à fermer la herse, à relever le pont. Encore bien moins à régler les tours de garde ! Nous en avons profité, frère Etienne et moi, et sommes sortis tranquillement par la porte sans rencontrer âme qui vive. Nous avions même pu prendre deux chevaux dans les écuries, pensant ainsi gagner commodément Orléans. Mais la première halte que nous avons faite, dans une abbaye en ruine, ne nous a pas porté chance. Quand nous nous sommes réveillés nos montures avaient disparu. Nous avons terminé la route à pied.