— Par les tripes du Pape et par la mordieu, hurla enfin Arnaud déchaîné, je te jure bien que tu me laisseras passer ! Je croyais cette ribaude morte depuis hier et, ce matin, j'apprends qu'elle est chez toi, reçue et considérée ?
Voilà un scandale qui ne durera pas longtemps, même si je dois moi-même accrocher la damnée sorcière à la potence !
Boucher allait répliquer mais une autre voix, au moins aussi vigoureuse que celle du jeune homme, éclata dans la rue. Catherine vit Jehanne bondir hors de la maison, se précipiter sur Arnaud qu'elle empoigna par l'épaule et se mettre à le secouer d'importance.
— Messire ! s'écria-t-elle. Comment osez-vous jurer ici le nom de notre Seigneur ? Je vous assure que vous vous en dédirez avant que je ne parte d'ici.
La foudre lui tombant sur la tête aurait sans doute moins surpris Arnaud que la brutale sortie de la Pucelle. Le ton impérieux et la poigne vigoureuse de la jeune fille avaient de quoi laisser pantois le plus irascible capitaine et, apparemment, l'ange du Seigneur avait de l'abattage ! Mais Arnaud n'était pas homme à se laisser intimider facilement.
— Je suis le capitaine de Montsalvy et je veux entrer ici pour que justice soit faite, cria-t-il.
— Seriez-vous le roi notre maître que vous n'y entreriez pas contre le gré de maître Boucher. Au surplus, c'est affaire entre vous deux. Mais, ce qui m'importe, à moi, c'est que vous demandiez pardon à Dieu que vous avez offensé avec vos jurons. Je ne vous tiendrai pas quitte avant. Allons, à genoux !
À genoux ? La Pucelle avait osé intimer à Montsalvy l'ordre de s'agenouiller ? Catherine, mi-inquiète, mi-scandalisée, n'en croyait pas ses oreilles. Elle n'en crut pas davantage ses yeux en voyant Arnaud passer du rouge ponceau au blanc verdâtre, mais s'agenouiller sur le pavé et dire une courte prière. Avec quelque mélancolie, elle songea qu'il ajouterait sans doute cette humiliation que Jehanne venait de lui infliger, au compte déjà très lourd de Catherine. Elle était triste aussi de constater que sa haine ne désarmait pas et que, sans la protection de la Pucelle, rien n'eût empêché Arnaud de la faire mourir. Ne parlait-il pas de la pendre de ses propres mains ? En vérité, même si elle devait en mourir de chagrin, Catherine se devait de tout tenter pour arracher de son cœur cet amour stupide.
Lorsque le capitaine fautif eut terminé son oraison, Jehanne était déjà rentrée dans la maison avec Jacques Boucher. Par contre Xaintrailles était apparu débouchant de la rue voisine en compagnie d'un autre capitaine, plus âgé que lui mais dont l'aspect était aussi rude que redoutable. Au spectacle d'Arnaud priant au milieu de la rue, tous deux s'étaient arrêtés et se tordaient de rire sans la moindre vergogne. La colère d'Arnaud se tourna contre eux.
— Je voudrais savoir ce que vous faites là à rire comme des idiots, s'écria-t-il, hargneux.
L'agressivité du ton ne troubla pas les deux hommes et le plus âgé cessa de rire un moment pour remarquer, goguenard :
— J'ai idée que la Pucelle est en train de te dresser de belle façon, mon fils. On dirait que tu as trouvé ton maître !
— Gageons que tu trouveras le même, La Hire. Personne ne jure aussi abominablement que toi dans toute l'armée et nous verrons ce que dira Jehanne lorsqu'elle entendra ton répertoire. Tiens, je suis prêt à parier avec toi.
— A quel sujet ? fit le Gascon méfiant.
— A ton sujet. Je te parie cent écus d'or qu'elle te fera aller à confesse !
Le rire de La Hire ébranla les murs. Il pleurait de joie et se tapait sur les cuisses à grandes claques sonores. Célèbre dans l'armée tout entière par son mauvais caractère, Etienne de Vignolles, rebaptisé La Hire1 par acclamation, avait des éclats de gaieté aussi fulgurants que ses fameuses colères.
— Tenu ! s'écria-t-il. Tu peux déjà compter tes cent écus ? Moi à confesse ? Mais le Pape lui-même n'oserait pas me le demander...
— Jehanne, elle, osera. Et tu lui obéiras, mon garçon... parce qu'on ne peut pas ne pas lui obéir, tu verras !
Tout en parlant, Arnaud avait levé les yeux, aperçu Catherine, debout à la fenêtre, avec sa longue chemise blanche et les nattes dorées qui retombaient 1. La colère.
dessus. Il pâlit, détourna les yeux. Puis, glissant son bras sous celui de Xaintrailles :
— Allons-nous-en, fit-il assez haut pour que Catherine l'entendît. Que Jehanne fasse de cette femme ce que bon lui semblera après tout. Le mieux serait encore qu'elle l'envoie au Diable...
— Jehanne ? Envoyer quelqu'un au Diable ? Cela m'étonnerait, fit La Hire, avec une surprise sincère.
N'étant au courant de rien, il n'avait rien compris, mais Xaintrailles, lui, avait souri. Et, comme les deux autres lui tournaient le dos, il avait envoyé la fin de ce sourire jusqu'à Catherine avec l'ébauche d'un salut. Ce sourire, ce salut, avaient atténué un peu l'impression pénible laissée par les paroles
; d'Arnaud. Xaintrailles semblait avoir gardé un petit faible pour elle et la jeune femme songea qu'étant le meilleur ami d'Arnaud, il avait peut-être sur lui quelque influence. De toute façon, il saurait à quoi s'en tenir sur les pensées profondes du jeune homme. Elle se promit, en conséquence, de guetter Xaintrailles et d'avoir avec lui un entretien sérieux.
Toute la journée, mêlée aux femmes de la maison, Catherine regarda vivre Jehanne d'Arc. La Pucelle la fascinait, l'attirait avec une force de séduction qu'aucune femme n'avait jamais exercée sur elle, si puissante que, par moments, le souvenir même d'Arnaud s'estompait. Quand il lui venait à la pensée, elle l'écartait avec une sorte de gêne à cause des images trop précises et trop brûlantes qu'il évoquait. En face de la grande Lorraine si simple et si pure, de tels souvenirs faisaient à Catherine l'effet d'un sacrilège. Pourtant Jehanne, bien que toute la ville la proclamât déjà sainte et bienheureuse, n'avait rien d'un personnage de vitrail. Elle éclatait de joie, ! de joie profonde et communicative mais, quand il le fallait, elle savait se mettre en colère aussi vigoureusement que n'importe lequel de ses capitaines, ainsi qu'Arnaud de Montsalvy l'avait expérimenté à ses dépens. Ce matin-là, après avoir entendu la messe dite pour elle par frère Jean Pasquerel dans l'oratoire de Mathilde Boucher, Jehanne ne tenait pas en place. Elle brûlait de se lancer à l'attaque et enrageait visiblement de se voir retardée par les conseils de Dunois. Il valait mieux, disait le Bâtard, attendre le gros de l'armée qui était encore à Blois. Pour la constituer, on avait fait venir une partie de toutes les garnisons environnantes et il fallait le temps de grouper de manière cohérente tous ces éléments disparates.
Mais, en bonne Lorraine, Jehanne était douée d'un solide entêtement.
Catherine, ébaubie, assista de loin, cachée avec Mathilde derrière une porte, à l'orageux conseil de guerre qui se tint dans la grande salle. D'un côté Jehanne, appuyée par La Hire, Xaintrailles, Illiers et Montsalvy, défendait son point de vue d'attaque immédiate. De l'autre le Bâtard, Gaucourt et le sire de Gamaches entendaient attendre l'armée. D'un mot en vint un autre et une violente querelle opposa bientôt Gamaches à la Pucelle qui, se considérant comme chef d'armée, n'admettait pas que l'on discutât ses ordres. Gamaches, hors de lui, traita Jehanne de « péronnelle de bas lieu », annonça qu'il se retirait et faillit se faire étriper sur place par Arnaud, qui, l'épée à la main, prétendait lui faire rentrer dans la gorge ses injures à l'adresse de Jehanne. Non sans peine, Dunois parvint à empêcher l'Auvergnat d'égorger l'irascible Picard. Il chapitra vigoureusement Gamaches, puis Jehanne, plus doucement et, finalement, obtint que l'insulteur et l'insultée s'embrassassent. Ce qu'ils firent en rechignant.
Mais, tandis que l'on décidait d'envoyer le Bâtard et l'écuyer de Jehanne à Blois pour faire hâter le départ, que Jehanne dictait à Jean Pasquerel une lettre pour les Anglais, Xaintrailles quitta la salle de réunion pour demander que l'on servît du vin. Comme il franchissait la porte, il se trouva soudain en face de Catherine.