— Messire, dit-elle doucement, je voudrais vous parler. Pouvez-vous m'accorder un instant ?
Pour toute réponse, il lui prit le bras et l'entraîna à l'écart, dans l'embrasure d'une fenêtre, après s'être assuré d'un coup d'œil que nul ne bougeait dans la grande salle.
— Que puis-je pour vous, belle dame ? fit-il gracieusement avec, cette fois, un large sourire.
— Je veux d'abord vous remercier, fit Catherine. J'ai su par mon geôlier, à la prison, que, grâce à vous, le régime avait été considérablement adouci.
On m'a donné à manger, je n'ai point été enchaînée et...
— Laissez donc ! Vous ne me devez aucun remerciement. J'ai seulement agi suivant ma conscience. Ne vous souvenez-vous pas de nous avoir, jadis, tirés de prison à Arras ?
Catherine ne put retenir un soupir de déception.
— Ah ? C'était pour cela ? Moi qui espérais que vous croyiez à mon innocence. Je pensais que vous vouliez réparer un peu l'injustice de messire Arnaud...
— Peut-être aussi est-ce pour cela. Je n'ai jamais cru à une mission qui vous eût envoyée ici. Vous étiez en si pitoyable état ! Il fallait toute l'aveugle fureur d'Arnaud pour s'y tromper. Et, comme il ne voulait rien entendre, j'ai fait de mon mieux...
— Vous ne savez pas combien je vous en suis reconnaissante. Sans vous, il me faisait déchirer par le bourreau, sans pitié. Il me hait, n'est-ce pas ?
Le large visage de Xaintrailles prit une expression méditative qui lui était tout à fait inhabituelle. On sentait qu'il hésitait à répondre, se trouvant peut-
être en terrain peu sûr.
— Honnêtement, je n'en sais rien. Il donne l'impression de vous détester et pourtant...
— Pourtant ? murmura Catherine soulevée d'espoir.
— Pourtant, il agit de manière étrange. Savez- vous pourquoi il n'a su que ce matin votre sauvetage ? Uniquement parce que, hier soir, il s'est saoulé comme un Polonais. Et jamais je ne lui ai vu ivresse plus triste. Il vidait coupe sur gobelet et, chaque fois, il portait un toast à une invisible présence. Au petit jour, on l'a emporté à moitié assommé et pleurant comme un enfant. Il bredouillait des mots incompréhensibles, mais j'ai bien cru reconnaître votre nom. Peut-être qu'en effet il vous hait. Mais je croirais plutôt, moi, qu'il vous aime encore plus !
De la grande salle, une voix leur parvint, celle d'Uliers qui criait :
— Alors, Xaintrailles, ce vin ?
— Je viens ! répondit le chevalier.
Puis, comme Catherine tentait de le retenir encore, il se pencha vers elle et demanda, très bas et très vite :
— Vous l'aimez, n'est-ce pas ?
— Plus que tout au monde, plus que ma vie ! s'écria la jeune femme avec une sincérité qui fit sourire Xaintrailles.
— Il a de la chance, plus qu'il ne croit. Alors, écoutez-moi, belle Catherine. Arnaud est obstiné, têtu comme toutes les mules du royaume réunies, mais il cache sous son affreux caractère un cœur étrangement sensible. Si vous l'aimez assez pour avoir toutes les patiences, tous les courages, pour savoir accepter tout et ne vivre que pour l'amener à vous, alors vous avez une chance. Si obstiné soit-il, un jour viendra où il n'en pourra plus de lutter contre lui- même et contre vous.
— Ce matin, il voulait encore me faire pendre !
— En arrivant ici, peut-être. Mais, avant, j'aurais voulu que vous voyiez son regard quand il vous a su vivante, sauvée par Jehanne. Arnaud ne sait pas se méfier de son regard. Je l'ai vu flamber et j'aurais bien juré que c'était de la joie...
Xaintrailles n'en ajouta pas davantage. Il s'éloigna, laissant Catherine livrée à ses pensées. Les quelques mots qu'il lui avait dits avaient ranimé la petite flamme d'espoir qu'elle avait crue éteinte, cet espoir qui meurt si difficilement au fond d'un cœur vraiment donné...
Tandis que les hommes buvaient dans la grande salle, Jehanne revint vers les femmes pour qu'elles l'aidassent à s'armer. Mathilde, Marguerite et Catherine qui les avait rejointes s'empressèrent autour d'elle, lui passant l'une après l'autre les pièces de l'armure blanche. Catherine, agenouillée à ses pieds, l'aidait à chausser les solerets d'acier. Elle releva soudain la tête et demanda :
— Pourquoi revêtez-vous l'armure, Jehanne, puisque vous n'attaquerez pas aujourd'hui ? Vous n'allez pas monter seule à l'assaut, je pense ?
Jehanne se mit à rire :
— Ce n'est pas l'envie qui m'en ferait défaut, ma mie. Mais pour lors, je veux seulement accompagner mes messagers jusqu'au grand pont... Et voir un peu où en sont les choses.
En effet, les deux hérauts de Jehanne, Guyenne et Ambleville, étaient chargés de porter sa lettre au camp de Talbot avec tout le cérémonial chevaleresque d'usage.
— Jehanne, chuchota Catherine en gardant entre ses mains l'un des gantelets de la jeune fille, j'aimerais vous suivre. Faites-moi donner un habit de garçon. Je serai votre écuyer.
... et mes capitaines auront des distractions à cause de ce trop joli écuyer, sourit Jehanne. Ils ont grand besoin de leur sang-froid et la ville a grand besoin d'eux. Allez sur le rempart, Catherine, vous en verrez tout autant.
Catherine soupira, n'insista pas. Elle vit Jehanne monter à cheval suivie de quelques capitaines parmi lesquels l'armure noire d'Arnaud brillait d'un éclat sinistre. Il semblait des plus empressés à suivre et à servir la Pucelle mais, chose étrange, Catherine n'en éprouva aucune jalousie. Jehanne possédait l'étrange pouvoir d'imposer silence aux voix mauvaises qui pouvaient se lever au fond de l'âme. Bien plus, Catherine avait l'impression qu'il ne pouvait rien advenir de mauvais au jeune capitaine quand il était dans le sillage de la Lorraine. Jehanne forçait la confiance...
Tant que Jehanne et sa suite furent dehors, Catherine demeura sur le rempart de la porte Regnard, suivant des yeux la troupe guerrière, et ne redescendit qu'en les voyant revenir. En arrivant à la maison, elle constata que les yeux de Jehanne étaient pleins de larmes. Les Anglais n'avaient répondu que par des injures à sa lettre, l'avaient traitée de ribaude et de vachère. Et, ce qui était plus grave aux yeux de la Pucelle, ils avaient gardé prisonnier l'un de ses hérauts. Seul Ambleville était revenu. Guyenne était gardé au camp anglais où Gladsdale menaçait de le brûler vif.
Arnaud bondit aussitôt.
— J'y vais ! s'écria-t-il. Je le ramènerai.
— Non ! cria Catherine avec tant de spontanéité que tout le monde se tourna vers elle. Elle devint pourpre de honte, sous tant de regards, et comme Arnaud, sans daigner lui répondre, la toisait d'un air offensé, elle se retira derrière le large dos de dame Mathilde, souhaitant rentrer sous terre.
Seule, Jehanne lui avait souri.
Il faut qu'Ambleville retourne, fit celle-ci en se tournant vers son héraut plus mort que vif. Et, comme les dents du malheureux claquaient, elle hocha la tête. « Eh, mon Dieu, fit-elle en lui tapant sur l'épaule, ils ne feront aucun mal, ni à lui ni à toi. Tu diras à Talbot qu'il s'arme et je m'armerai aussi : qu'il se trouve devant la ville. S'il peut me prendre, qu'il me fasse brûler avec Guyenne. Si je le déconfis, qu'il lève le siège et que les Anglais s'en aillent dans leur pays... »
Dunois, alors, intervint :
— L'intention est généreuse et noble, Jehanne. Mais Talbot ne viendra pas. C'est un grand chef et un bon chevalier qui, pour tout l'or du monde, n'accepterait jamais de se mesurer à une femme. Il suffit qu'Ambleville dise, selon moi, qu'il en sera fait aux prisonniers anglais que nous tenons et à ceux qui viennent discuter des rançons comme il sera fait à Guyenne.
Le conseil était bon. Une heure plus tard, Amble- ville ramenait Guyenne et Jehanne, rassurée, s'en allait à la cathédrale avec toute la maisonnée pour faire chanter une antienne à la Sainte Vierge. Catherine, bien entendu, fit comme les autres. Elle suivit Mathilde et Marguerite.
La cérémonie terminée, comme on s'en revenait au logis, à la nuit close, la jeune femme remarqua le regard insistant dont l'enveloppait l'un des capitaines de la Pucelle. Si pesant était ce regard qu'elle en éprouva un peu de gêne en même temps qu'un vague sentiment de triomphe. C'était la première fois depuis bien longtemps qu'un homme la regardait ainsi, avec cette convoitise qui ne prenait même pas la peine de dissimuler. Et cela lui rendit un peu confiance en elle.