Derrière elle, les capitaines marchaient toujours en bon ordre, patients et souriants pour une fois. Un seul montrait une mine sombre et chevauchait distraitement, les yeux sur les oreilles de son cheval. Catherine, le cœur battant, le sang aux joues, reconnut Arnaud. Jamais encore elle ne lui avait vu ce visage altéré, cette attitude accablée. Il avait l'air d'un vaincu traîné au char du vainqueur et Catherine se demanda s'il savait que Jehanne l'avait arrachée à la mort. Cette mine lugubre qu'il affichait, venait- elle du fait qu'il la savait vivante ou bien le remords faisait-il déjà son effet ? Les souvenirs de la nuit précédente devaient le tourmenter comme autant de reproches et la jeune femme se prit à sourire. C'était tellement bon de se sentir vivante, jeune, libre... libre surtout de reprendre l'étrange bataille qui, depuis si longtemps, l'opposait au capitaine de Montsalvy.
— Je ne te laisserai ni trêve ni repos, murmura- t-elle entre ses dents quand le chevalier passa sous sa fenêtre sans la voir. Un désir intense de revanche, de vengeance la possédait. La vue d'Arnaud lui avait produit un étrange effet. Il était, à la fois, tout ce qu'elle aimait et tout ce qu'elle détestait, cet homme qui si froidement, sans la moindre hésitation, l'avait envoyée à la mort et qui, cependant, avait déliré de passion entre ses bras.
Son air morne, la tristesse répandue sur ses traits avaient soulevé chez Catherine une vague de joie mauvaise. Il était temps qu'à son tour il apprît ce qu'était la souffrance et aussi que l'orgueil ne résolvait pas tout, ne protégeait pas de tout.
Quand ils furent tous entrés et que la maison s'emplit de bruit comme une coquille creuse, Catherine alla s'étendre sur son lit, un lit si doux qu'elle faillit en pleurer de joie. A refaire ainsi l'apprentissage de la vie, sa colère envers Arnaud s'en trouvait gonflée, son inquiétude aussi. Ce soir, ou demain, ils se retrouveraient face à face et la jeune femme ne se dissimulait pas qu'elle craignait cette minute plus que tout. Comment réagirait-il quand il la reverrait, quand il serait bien sûr qu'elle était toujours vivante ? Arnaud, pour Catherine, représentait une insoluble énigme. Par deux fois elle s'était abandonnée à lui, si éprise et si consentante qu'il n'avait pu s'y tromper.
Pourquoi, dès lors, cette haine dont il la poursuivait au point de l'avoir livrée à la torture, jetée au bourreau ? Il avait peur d'elle, voilà qui était sûr, peur du désir irrépressible qu'elle éveillait en lui et, parce qu'il croyait au maléfice de cette attirance, il avait essayé de s'en débarrasser par le plus brutal des moyens.
Loyalement, Catherine essaya de se mettre à la place du jeune homme.
Lorsqu'il l'avait rencontrée, sur la route de Flandres, il n'avait même pas cherché à lutter contre l'attrait violent qu'elle exerçait sur lui. Il ne s'était pas posé de questions et, simplement parce qu'elle était belle et qu'il en avait envie, il l'avait prise dans ses bras, il avait voulu la faire sienne sans chercher à en savoir davantage. Mais, de cette minute, où l'amour à l'état pur les avait jetés l'un vers l'autre, le sort avait paru prendre un malin plaisir à les séparer. Pourquoi avait-il fallu que, de la mort de son frère, il n'eût retenu que le nom de Legoix ? Des Legoix, il y en avait beaucoup à Paris et un seul, le cousin Thomas, avait manié le couperet qui avait tranché la vie de Michel. S'il avait été si bien renseigné, comment Arnaud n'avait-il pas appris le rôle qu'avait joué une petite fille de Paris ? Personne n'avait donc parlé devant lui de cet orfèvre pendu pour avoir donné asile à son frère, de l'enfant éperdue qui, opposant ses mains nues à la fureur populaire, avait imploré qu'on épargnât le jeune homme ? Arnaud englobait Catherine dans tous les Legoix de la terre, sans même chercher à savoir qui était coupable et qui était innocent.
Pourtant, à mesure que les pensées de la jeune femme allaient leur chemin, elle découvrait au fond de sa conscience des raisons de l'excuser. Tout compte fait, quelles raisons Arnaud pouvait-il avoir de lui faire confiance ?
Elle portait un nom dont il s'était juré de tirer vengeance et, pourtant, quand il l'avait retrouvée, sous les murs d'Arras, emporté par l'amour qu'elle lui inspirait, il avait oublié sa légitime vengeance.
Que s'était-il passé alors ? On les avait arrachés l'un à l'autre et, au mépris des lois mêmes de la chevalerie, Arnaud avait été jeté en prison. Il n'en était sorti que pour trouver Catherine installée dans le lit même du duc Philippe, et si même il avait cru que la jeune femme avait plaidé pour sa libération, cela n'avait dû lui causer aucun plaisir. Enfin, lorsqu'aux murailles d'Orléans, il avait vu venir à lui cette Catherine en haillons, à demi morte, comment aurait- il pu deviner qu'elle venait d'endurer pour le rejoindre un martyre de plusieurs jours ? Pour cet homme, enfermé depuis six mois dans une ville assiégée, réduite à la famine, tout ce qui venait de Bourgogne ne pouvait être que dangereux, et, comme tel, à supprimer...
A mesure que le temps s'écoulait, les pensées de Catherine suivaient une courbe toujours plus favorable à Arnaud. Elle le comprenait maintenant.
Mieux, elle excusait la haine implacable dont il la poursuivait. Peut-être qu'à sa place, elle en eût fait tout autant... Et peut-être que le mieux serait pour Catherine, elle-même, d'abandonner. Elle se rendait compte qu'elle avait rêvé, et seulement rêvé, un avenir qui aurait pu l'unir à Arnaud de Montsalvy. Il y avait entre eux trop de choses, trop d'amertume et trop d'obstacles. Jamais il ne pourrait croire à l'amour sincère d'une femme dont il avait une telle méfiance. Une profonde lassitude se glissait en elle, pesante et dissolvante...
Ayant perdu l'habitude de se dévêtir pour dormir, elle commençait à sombrer dans le sommeil quand dame Mathilde reparut tout agitée.
— Croiriez-vous que Jehanne refuse le festin que nous lui avons préparé ?
s'écria-t-elle. Les capitaines et Monseigneur Jean y font grand honneur mais, pour elle, il a fallu lui servir seulement quelques tranches de pain qu'elle a trempées dans un peu de vin coupé d'eau. En voilà un régime ! Son chapelain, frère Jean Pasquerel, m'a dit qu'elle ne mangeait à peu près rien d'autre.
Le ton de l'excellente femme était si désolé que Catherine se mit à rire. Il y avait longtemps qu'elle n'avait ri de si bon cœur et ce simple plaisir oublié chassa un peu ses idées noires.
— Ni vous ni moi ne savons rien des envoyés de Dieu et de leurs habitudes, dame Mathilde, fit-elle doucement. C'est toute une étude à faire...
Peu convaincue, Mathilde Boucher hocha gravement sa tête imposante surmontée d'une vaste coiffure en cornes doubles.
— Croyez-vous vraiment qu'elle soit seulement fille des champs comme on le dit ? Avez-vous vu comme elle se tient à cheval ? Quelle assurance et quelle noblesse ! Messire d'Aulon, son écuyer, m'a assuré qu'à Tours, dernièrement, elle avait couru une lance avec Monseigneur le duc d'Alençon et que celui-ci était tout ébaubi de son adresse. N'est-ce pas étrange ?
Mais la bonne dame aurait pu discourir longtemps encore sur les singularités de Jehanne, Catherine ne l'écoutait qu'à peine. Toute son attention était tendue vers une voix masculine, montant de l'étage inférieur : une voix à la fois rude et chaude qui faisait passer des frissons sous sa peau. Lorsque son hôtesse se retira, la laissant seule à nouveau, Catherine sentit retomber sur elle la lourde chape de peine et de désespoir qu'elle traînait depuis sa libération. Il était bien difficile de prendre une décision saine. Aurait- elle jamais le courage de s'arracher d'Arnaud, de s'éloigner de lui définitivement?
Au matin, Catherine qui, écrasée de fatigue, avait dormi de longues heures sans même s'en apercevoir, fut réveillée en sursaut par une voix qui, dans la rue, jurait et sacrait effroyablement. Croyant bien reconnaître cette voix, elle sauta à bas de son lit et, pieds nus, courut à la fenêtre, se pencha. C'était bien Arnaud. Planté devant la maison, en armure, son casque sous le bras, il se disputait avec le trésorier Jacques Boucher. Tous deux criaient si fort que, tout d'abord, Catherine ne comprit rien à ce qu'ils se disaient, mais on faisait cercle autour d'eux. Boucher, les bras écartés, avait l'air de barrer le chemin au capitaine.