Du coup, ce fut à qui s'emparerait de la prisonnière. Elle fut déliée, enlevée de l'infect tombereau, posée à terre et même un manteau, venu d'on ne savait où, tomba sur ses épaules. On se la disputait, et ceux-là mêmes qui hurlaient à la mort sur son passage, un mois auparavant, étaient prêts à se battre pour lui offrir l'hospitalité. Pendant ce temps, Jehanne et son escorte descendaient de cheval devant la cathédrale où la jeune fille voulait prier comme elle avait coutume de le faire chaque soir, au coucher du soleil. Une grande et forte femme, bien vêtue de beau velours frappé et portant des bijoux d'or, s'approcha d'elle.
— Confiez-moi votre prisonnière, Jehanne, dit- elle. Je suis la mère de Jacques Boucher le trésorier chez qui vous devez prendre logis. J'aurai bien soin d'elle.
Jehanne la remercia d'un sourire.
— Faites, dit-elle simplement. Et que Messire Dieu vous bénisse !
Puis elle entra dans la grande église, toujours portant sa haute bannière blanche, avec tous ses chevaliers après elle comme une grande traîne d'acier.
Cependant, dame Mathilde Boucher avait posé sa main sur le bras de Catherine et l'entraînait à sa suite, fendant la foule qui s'écartait devant elle avec un murmure amical.
— Venez, pauvrette. Vous êtes si pâle que vous avez grand besoin de vous réconforter.
Mais Catherine ne se laissait emmener qu'à regret. Elle se retournait sans cesse pour essayer de voir encore l'armure blanche de Jehanne qui s'estompait sous l'ombre du portail. Alors Mathilde sourit.
— Venez donc, dit-elle. Vous la reverrez bientôt puisqu'elle va loger chez nous.
Docilement, alors, la jeune femme suivit sa protectrice. Comme elles passaient devant l'Hôtel-Dieu, voisin de la cathédrale, elle avisa, sculpté au-dessus de la porte, une silhouette agenouillée portant d'immenses ailes.
— Un jour, fit-elle sourdement, il y a bien longtemps, alors que j'étais toute petite, une femme de Bohême m'a prédit qu'au cours de ma vie, je rencontrerais un ange ! Croyez-vous, dame Mathilde, que Jehanne soit cet ange ?
Mathilde s'arrêta un instant et regarda son invitée avec une brusque sympathie. Elle n'avait obéi, tout à l'heure, qu'à un mouvement charitable et au désir d'être agréable à la libératrice. Mais elle commençait à s'intéresser à la rescapée.
— N'en doutez pas ! fit-elle gravement.
La maison de Jacques Boucher, trésorier pour le roi en la ville d'Orléans, était située auprès de la porte Regnard qui regardait vers l'occident. C'était une haute et belle demeure dont les pignons fleuronnés, les belles fenêtres à meneaux et à vitraux coloriés, et les minces poivrières proclamaient la richesse. De ses fenêtres hautes, la vue enjambait le rempart et s'étendait à l'aise sur la plus grande partie du camp anglais. Par-delà le fossé, entre la Loire et la porte Bannière, au nord, les hommes de Salisbury, tué dans le début du siège, puis de Talbot et de Suffolk avaient bâti cinq bastilles de bois, avec tours et défenses, dont la principale, une énorme fortification qui gardait le fleuve, portait le nom de bastille Saint-Laurent. Le pennon de John Talbot, comte de Shrewsbury, y flottait ainsi que Mathilde Boucher le montra à Catherine depuis la chambre qu'elle lui donna. Malgré la nuit, on pouvait distinguer nettement toute l'étendue du camp anglais et les chaînes de tentes multicolores qui reliaient l'une à l'autre les bastilles. Au-delà, tout le pays, rasé, brûlé, semblait aussi pelé qu'un crâne chauve.
— Ils ne sont pas mieux lotis que nous, fit la nouvelle amie de Catherine en désignant la grosse bastille, et ne mangent guère à leur faim. Depuis le fameux convoi de harengs que le duc de Bourbon n'a pas réussi à arrêter malgré toutes les vies qu'il a coûtées, ils n'ont rien reçu. Ils ont les dents longues. Mais, ce soir, grâce à Dieu et à Jehanne, nous souperons à notre aise, nous autres les assiégés !
Catherine avait l'impression de s'éveiller d'un mauvais rêve. La cordialité de la dame était réconfortante. Par bien des côtés, elle rappelait à la jeune femme son amie Ermengarde et Catherine ne résista pas au plaisir de le lui dire. Dame Mathilde en fut immensément flattée, les Châteauvillain étant de trop grande race pour n'être pas connus de toute la France. D'ailleurs la qualité de son invitée agissait également sur elle et, oubliant qu'une heure plus tôt, la noble dame avait la corde au cou, elle prit un évident plaisir à l'appeler « ma chère comtesse ».
Grâce à elle, Catherine retrouva d'un seul coup toutes les joies du confort.
Dans les grandes salles de réception, les nombreux serviteurs préparaient le banquet fastueux que le trésorier voulait offrir à la Pucelle, mais Mathilde parvint à récupérer deux chambrières qui, sur son ordre, se hâtèrent de chauffer un bain et de préparer une chambre.
Une fois plongée dans l'eau, Catherine songea qu'elle n'avait jamais goûté plaisir comparable à celui-là. Des masses d'eau chaude, du savon parfumé, des eaux de senteur, tout cela se trouva d'un seul coup à sa disposition comme par miracle. La cruche d'eau froide que lui apportait chaque matin le brave Pitoul était bien loin ! Quand elle se fut vigoureusement frictionné le corps, lavé les cheveux, Catherine se sentit une autre femme. Une chemise de fine batiste plissée, une robe de soie de couleur feuille morte, un peu trop grande pour elle, mais solidement resserrée avec des épingles, et elle se trouva transformée. Tandis qu'une servante peignait ses longs cheveux, sans lui ménager les exclamations admiratives, elle songea que toutes ses angoisses, toutes ses terreurs et même les souvenirs de ses souffrances, tout cela gisait maintenant au fond de l'eau polluée que les servantes s'activaient à vider. Quand Mathilde, qui était allée aider sa belle-fille à mettre la dernière main aux préparatifs, entra dans la chambre, elle resta sur le seuil, médusée par la transformation qui s'était opérée. En une heure à peine, l'épave destinée au gibet s'était muée en une jeune femme très belle et très élégante.
Elle ne put se retenir de venir l'embrasser.
— Ma chère comtesse, vous êtes tout bonnement éblouissante et je commence à comprendre mieux les choses ! En vérité, je me demandais quel fou avait bien pu imaginer que vous étiez la douce amie du duc Philippe, si difficile !
— Je ne le suis plus, fit Catherine en souriant. Je vous raconterai pourquoi. Vous avez été si bonne avec moi !
Laissez donc. Vous êtes ici chez vous. Votre aventure, je l'ai compris presque en même temps que la Pucelle, venait d'une affreuse méprise. Et vous êtes la bienvenue. Venez, maintenant, que je vous présente. J'entends le cortège qui arrive.
En effet, le vacarme de la ville en délire paraissait se porter de ce côté.
Jehanne, sans doute, avait quitté la cathédrale et gagnait son logis. Mais Catherine résista à Mathilde qui voulait l'entraîner.
— Non, pas ce soir ! J'aurais honte !... Demain, je me jetterai aux genoux de Jehanne pour la remercier.
A ce moment, la tête rouge et essoufflée de Marguerite Boucher parut dans l'entrebâillement de la porte. Elle sourit à Catherine, qu'elle avait accueillie chaleureusement puisque Jehanne l'envoyait, mais elle s'adressa à sa belle-mère :
— La voilà ! Je vous en conjure, venez ! Je meurs de peur et jamais je n'oserai l'aborder seule.
— Quand donc cesserez-vous d'avoir peur de la moindre armure, Margot
? fit Mathilde en haussant les épaules. Ce n'est pas un chef de routiers qui nous arrive, mais une belle jeune fille souriante et pleine de douceur...
— ... et qui nous vient tout droit du ciel ! Si vous trouvez que ce n'est pas plus impressionnant que tous les chefs de routiers du monde, vous !
Les deux femmes sortirent en hâte, laissant Catherine seule. Le cortège de Jehanne, en effet, arrivait et la jeune femme s'approcha de la fenêtre pour la voir arriver. La Pucelle était toujours à cheval, mais elle avait remis sa bannière à son écuyer, Jehan d'Aulon, qui la suivait comme son ombre, afin de pouvoir mieux toucher toutes les mains qui se tendaient vers elle ou embrasser les petits enfants qu'on lui tendait.