— Quand je pense qu'elle va faire, ce soir même sans doute, son entrée et que vous ne la verrez pas ! larmoyait le brave homme.
Et c'était Catherine qui avait dû réconforter son geôlier. La Pucelle lui importait fort peu, à elle qui allait mourir, car elle mourait heureuse.
Cette étrange sérénité durait encore quand on la hissa, vers huit heures du soir, sur un tombereau qui servait d'ordinaire à enlever les ordures. Le cordelier prit place auprès d'elle et le bourreau monta derrière. Une escorte d'archers enveloppa l'équipage et l'on quitta le Chastelet. Vêtue d'une grossière chemise, la corde au cou, Catherine se laissait aller aux cahots du chemin sans résistance. Ses yeux agrandis étaient ceux d'une somnambule.
Elle n'avait déjà plus l'air d'appartenir à cette terre.
Le tombereau traversa le marché à la poulaille, désert à cette heure, et s'engagea dans la grande rue des Hostelleries. Cette large artère, avec ses auberges, florissantes en temps normal, et ses belles enseignes richement enluminées, offrait d'ordinaire une grande animation. Mais, ce soir, elle était à peu près vide. Toutes les maisons avaient leurs volets et les quelques rares passants se hâtaient tellement qu'ils n'accordèrent qu'une très faible attention au funèbre cortège. L'un des soldats d'escorte grogna :
— Ils sont tous à la porte de Bourgogne par où la Pucelle doit entrer dans la ville. Comme si nos seigneurs les échevins n'auraient pas pu faire pendre cette femme un peu plus tôt ! On y serait, nous aussi...
— Y a qu'à faire vite ! fit l'autre.
— Silence, vous autres ! ordonna le sergent qui suivait à cheval.
De fait, on entendait, vers l'est de la ville, comme un grand brouhaha formé par des milliers de voix. Cela bourdonnait comme un essaim d'abeilles géantes alors que tout le reste était silence. Les cloches de Saint-Etienne, de Sainte-Colombe et de Notre-Dame de la Conception se mirent à carillonner tandis que l'on suivait la grande rue qui aboutissait à la cathédrale Sainte-Croix, en même temps que les cris et les vivats augmentaient.
— Elle entre ! ne put se retenir de crier un archer électrisé. Dieu soit loué!
— Amen ! fit le cordelier par habitude.
Catherine haussa les épaules. Elle avait hâte maintenant que toute cette sinistre comédie prît fin. Et, curieusement, ce n'était plus à Arnaud qu'elle pensait, mais à Michel. Elle le revoyait avec une effrayante netteté, durant sa marche au supplice, le long de la rue Saint-Denis. Une foule l'entourait, tandis qu'elle était seule. Et il n'y avait nulle part un couple d'enfants décidés à la sauver au péril de leur propre vie. C'était au milieu d'une totale indifférence, en compagnie d'un moine amorphe et de soldats pressés qu'elle, s'en allait à la mort.
La rue s'ouvrit d'un seul coup, débouchant sur le parvis de Sainte-Croix.
Les flèches de la cathédrale brillaient encore d'un reste de lumière. Sous le porche sombre, éclairé par deux cierges aux mains d'enfants de chœur, un prêtre en chasuble noire attendait avec la haute croix processionnelle que portait un diacre. Le tintamarre de la ville en liesse se rapprochait. Les cloches de Sainte-Croix, à leur tour, déversaient un flot de joie insultante sur la tête de la condamnée, qu'une révolte brusque envahit. De quel droit ces gens si joyeux l'obligeaient-ils à mourir ? L'instinct de conservation se réveillait brusquement mais avec une violence qui secoua Catherine tout entière. Elle s'agita dans ses liens, puis, comme le tombereau cahotait sur les pavés inégaux du parvis, elle se mit à crier :
— Je ne veux pas mourir ! Je suis innocente !... innocente...
Une énorme clameur couvrit sa voix. La rue qui longeait la cathédrale parut éclater soudain sous la poussée d'une foule immense, portant des torches si nombreuses que la nuit recula. La place fut envahie en un rien de temps tandis que des fenêtres s'ouvraient précipitamment pour vomir des tapisseries, des pièces de soieries multicolores qui se déroulèrent jusque dans la poussière. Le tombereau de Catherine fut immobilisé soudain par une mer humaine qui ne s'en souciait même pas. Au-dessus de la houle des têtes, Catherine put voir un cortège militaire s'avancer lentement. En tête marchait un cavalier, nu-tête, sur un cheval blanc et c'était autour de ce cavalier que la foule s'écrasait. Du haut de son tombereau qui l'élevait au-dessus des têtes, la condamnée comprit que c'était là Jehanne la Pucelle, et sa révolte, d'un seul coup, tomba sans qu'elle pût comprendre pourquoi. Les yeux agrandis, médusés, elle regardait s'avancer la guerrière. Jehanne portait une armure blanche qui brillait comme de l'argent et l'enveloppait complètement. D'une main, elle guidait son cheval, de l'autre elle tenait un grand étendard blanc frangé de soie qui portait, sur champ semé de fleurs de lis, l'image du Sauveur et deux anges tenant un lis dans leurs mains. Les mots « Jhésus Maria » étaient écrits de côté. Mais, au milieu de cet appareil éclatant, Catherine ne vit que la figure de la jeune fille, son visage net et clair sous une calotte de cheveux bruns coupés comme ceux d'un garçon, ses yeux bleus, francs et lumineux. Les hommes, les femmes se pressaient autour du cheval blanc, essayant de toucher la main, l'armure ou même seulement la monture de Jehanne. Elle leur souriait gentiment, les écartait avec douceur en leur disant de prendre garde pour n'être pas foulés aux pieds des chevaux. Dans son enthousiasme, un jeune garçon approcha trop fort sa torche d'une bannière qui prit feu. D'un geste preste, Jehanne d'Arc la lui arracha, éteignit la flamme sous sa main, rejeta l'étoffe noircie. Des vivats forcenés montèrent... Derrière la Pucelle, Catherine reconnut Jean d'Orléans, Xaintrailles, Gaucourt. Bien d'autres qu'elle ne connaissait pas suivaient. Seul, Arnaud était invisible.
Soudain le regard de Jehanne qui se levait vers la cathédrale s'arrêta sur la condamnée, devint fixe avec une nuance d'incrédulité. Elle arrêta son cheval, se détourna vers Dunois, et, désignant d'une main le triste équipage :
— Sire Bâtard, se trouve-t-il donc dans ta bonne ville des cœurs assez durs pour envoyer une femme à la mort au moment où l'armée y apporte l'espérance ? fit-elle d'une voix grave qui résonna jusqu'au fond du cœur de Catherine.
Dunois fronça les sourcils. Il avait immédiatement reconnu Catherine et cherchait autour de lui quelqu'un qu'il ne trouva sans doute pas. Il haussa les épaules avec mécontentement.
— J'avais ordonné que cette femme fût laissée en prison jusqu'à votre arrivée, Jehanne, afin que vous puissiez, à votre gré, disposer de son sort.
Elle est arrivée ici voici un mois, en haillons et presque épuisée. Mais l'un de nos capitaines l'a reconnue formellement pour être grande dame et amie très chère de Philippe de Bourgogne. Il l'a accusée d'être venue pour espionner.
— Ce n'est pas vrai ! Je voulais seulement me joindre aux gens de cette ville martyrisée, y mourir avec eux..., s'écria Catherine avec tant de chaleur que Jehanne la regarda avec plus d'attention. Le regard violet et le regard bleu s'accrochèrent un instant et Catherine sentit, tout à coup, une étrange confiance s'insinuer en elle. Il y avait tant de bonté dans le regard de Jehanne, tant de sincérité aussi qu'elle oublia d'un seul coup toutes ses préventions. Et, comme Jehanne soudainement lui souriait, d'un beau sourire chaud et amical, elle le lui rendit avec timidité.
— Comment t'appelles-tu ? demanda Jehanne.
— Catherine, noble dame.
Cette fois, le sourire de Jehanne illumina tout son visage -tandis qu'elle secouait joyeusement sa tête aux cheveux courts.
— Je ne suis pas noble dame mais simple fille des champs et j'ai une petite sœur qui se nomme, elle aussi, Catherine, comme l'une de mes chères saintes. Puisque c'est de moi que dépend ton sort, tu es libre, Catherine.
J'espère qu'il se trouvera ici quelque bonne âme pour prendre soin de toi car c'est à moi que cela fera plaisir. Nous nous reverrons...