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Lentement, elles voltigeaient jusqu'à l'eau noire. On sentait que, bientôt, ce serait le silence de l'hiver...

Dans la maison de Catherine, le feu était allumé comme dans toutes les autres demeures ; il flambait joyeusement au centre de la haute cheminée de grès de la grande salle où se tenaient la jeune femme et son peintre. Il y avait maintenant deux heures que Catherine posait pour Jean Van Eyck et elle commençait à se sentir lasse. Des fourmillements montaient dans ses bras et dans ses jambes. Sans bien s'en rendre compte, son expression s'était figée et le peintre s'en aperçut.

— Pourquoi ne me dites-vous pas que vous êtes fatiguée ? fit-il avec le sourire en coin qui conférait tant de charme à son visage maigre.

— Parce que vous travaillez avec tant d'ardeur que j'aurais scrupule à vous interrompre, maître Jean. Etes-vous satisfait ?

— Plus que je ne saurais dire. Vous êtes le modèle des modèles... C'est assez pour aujourd'hui. Encore une séance et ce sera parfait.

D'un geste vif, le peintre rejetait son pinceau dans un grand vase en faïence de Faenza, verte et blanche, qui en contenait déjà une bonne vingtaine et se recula pour juger du travail accompli. Du haut panneau de peuplier que sa main avait couvert de peinture, ses yeux gris-bleu, dont le regard avait l'acuité de celui du chirurgien, revinrent à la jeune femme.

Figurant la madone, elle se tenait assise sur une sorte de siège surélevé qu'un dais de tapisserie abritait. Les plis d'une immense robe de velours violet, resserrés sous les seins par une haute ceinture d'or, l'enveloppaient tout entière, retombant même sur les marches du trône. Aucun bijou n'ornait son modeste décolleté en pointe, mais un étroit cercle d'or, piqueté de perles et d'améthystes, retenait autour du front la masse somptueuse des cheveux dénoués sur ses épaules. Entre ses mains, jointes au creux de ses genoux, elle tenait une sorte de sceptre fait d'un lis d'or finement ciselé.

Van Eyck poussa un profond soupir de soulagement.

— Je me demande si je me lasserai un jour de vous peindre, Catherine...

Si je compte bien, c'est le troisième tableau que je fais de vous ? Mais quel peintre pourrait se lasser d'une telle beauté ?

Un soupir de Catherine répondit au sien. Tranquillement, elle descendait de son siège, posait le lis d'or sur une table et s'approchait d'un dressoir où s'étageait une collection de coupes multicolores de Venise et un long flacon de même provenance en verre moucheté d'or. Elle emplit deux coupes de vin d'Espagne, tendit l'une au peintre et trempa ses lèvres dans l'autre avec un sourire indulgent.

— Allons, Jean... ne recommencez pas. Dans un instant vous allez me dire que je suis unique au monde, dans quelques minutes que vous m'aimez passionnément. Je vous répondrai... ce que je vous réponds toujours. Alors ?

À quoi bon ?

Jean Van Eyck haussa les épaules, vida son verre d'un trait et le reposa :

— Justement : dans l'espoir qu'un jour vous me direz autre chose. Voilà trois ans, Catherine, trois ans que le duc Philippe a fait de moi son peintre particulier et m'a donné le titre de valet de chambre, trois ans que je vous regarde vivre à ses côtés, que je vous admire et que je vous aime. C'est long, vous savez, trois ans...

Catherine ôta d'un geste las le cercle d'or et de pierreries qui avait laissé sur son front une légère trace rouge et le jeta auprès du lis d'or comme une chose sans importance.

— Je sais... car voilà trois ans que je mène, auprès de Philippe, cette vie de chien savant, d'objet de luxe que l'on pare par orgueil... La plus belle dame d'Occident ! Voilà le titre dont m'a gratifiée celui que l'on nomme le grand-duc de ce même Occident. Trois ans !... En réalité, Jean, il n'est point de femme plus solitaire que moi.

Elle sourit tristement à son peintre. C'était un homme d'une trentaine d'années à la physionomie intelligente mais dont l'abord suggérait l'idée d'une grande froideur. Un long nez droit, des lèvres minces, resserrées, des sourcils blonds à peine tracés et des yeux un peu à fleur de tête lui donnaient davantage l'aspect d'un homme de gouvernement que d'un artiste. Et pourtant, de plus grand il n'en était point ! Il n'avait eu d'égal que son propre frère Hubert, mort à Gand deux ans plus tôt... Peu de gens savaient que cet homme maigre et distant cachait une flamme ardente, une profonde sensualité et un amour forcené de la beauté sous son regard averti et son sourire caustique. Mais Catherine était de ceux-là... Depuis qu'il lui avait été présenté, Van Eyck la poursuivait d'une passion à la fois dévotieuse et brûlante... étrangement patiente aussi. On eût dit qu'à cette femme si merveilleusement belle, le peintre était prêt à tout passer, à tout permettre.

Même, si bon lui semblait, de fouler aux pieds son propre cœur. Elle avait tous les droits, puisqu'elle était belle. Et, parfois, Catherine avait été tentée de céder à cet amour obstiné que rien ne décourageait. Mais elle était lasse de l'amour...

Depuis la mort de Garin, quatre années s'étaient écoulées mais chacune d'elles demeurait présente, vivante comme si elle avait été vécue de la veille. Catherine se souvenait trop bien de son départ de Dijon, peu de jours après le drame qui l'avait faite veuve ! Pour la soustraire à la curiosité des gens de la cité, curiosité qui n'eût pas manqué d'être cruelle pour la femme de l'Argentier abattu, Ermengarde avait voulu emmener son amie le plus vite possible. Elles avaient quitté la ville toutes les deux, avec Sara, le jour même où la pioche des démolisseurs attaquait le magnifique hôtel de la rue de la Parcheminerie qui avait été le signe éclatant et tangible de la richesse de Garin. Du bout de la rue, Catherine put apercevoir les hommes qui commençaient à découronner la maison de ses girouettes dorées en forme de dauphins. Elle avait détourné la tête d'un geste décidé, serrant les lèvres pour les empêcher de trembler. La rue de la Parcheminerie, c'était une page de sa vie qu'elle désirait tourner avec d'autant plus d'intensité que le dernier regard de son mari, au fond du « crot », la poursuivait. S'ils n'avaient été l'un comme l'autre victimes d'une terrible fatalité, quel eût été leur sort commun ? Le bonheur, peut-

être, eût , été possible.

A Dijon, Catherine n'avait rien laissé, que des regrets. Même sa mère et son oncle avaient quitté la rue du Griffon pour s'installer définitivement à Marsannay. L'oncle Mathieu était assez riche pour vivre sur ses terres et ne souhaitait plus « vivre enfermé dans le fond d'un sillon » comme il disait lui-même. Loyse était au couvent de Tart, Landry à Saint-Seine. Quant à Ermengarde, la mort de la duchesse-douairière lui avait porté un coup sensible. Elle aussi avait décidé de se retirer dans son domaine de Châteauvillain.

— J'y élèverai votre enfant, avait-elle dit à Catherine. Le sang ducal doit lui valoir une éducation choisie. Nous en ferons un chevalier ou bien une dame accomplie...

La pensée de l'enfant à naître n'éveillait aucune joie en Catherine alors qu'elle paraissait inspirer à Ermengarde une profonde satisfaction. La comtesse se sentait une âme de grand-mère et l'idée de pouponner l'enthousiasmait. Peut-être parce qu'elle n'avait plus grand monde à aimer.

Son époux vivait auprès de Philippe, un peu trop joyeusement pour son âge déjà avancé. « Il ne se rendra jamais compte qu'il n'est plus un jeune homme et que les femmes sont encore ce que l'on trouve de plus fatigant comme passe-temps ! » disait la comtesse avec philosophie. Cela ne la chagrinait guère. Il y avait beau temps que l'amour était mort entre elle et son légitime seigneur. Quant à son fils, il guerroyait dans les armées de Jean de Luxembourg et elle ne le voyait pas souvent. Il était grand amateur de beaux coups d'épée. « C'est de son âge et c'est de sa race ! » disait de lui Ermengarde. L'enfant qui devait naître de Catherine serait le bienvenu pour l'aider à supporter l'ennui d'une vie à la campagne car elle était bien décidée à demeurer désormais à Châteauvillain, pour y cultiver ses terres et y tenir ses paysans d'une main vigoureuse.

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