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— Adieu, Garin !... murmura-t-elle les larmes aux yeux.

Du fond du caveau, la réponse de l'homme enchaîné lui parvint.

— Adieu, Catherine...

Elle se jeta hors de la geôle, courut vers l'escalier mais s'arrêta sur la première marche et fit face au geôlier qui l'avait suivie.

Pour lui donner cette ultime joie qu'il demande, combien veux-tu ?

L'homme n'hésita pas. La cupidité flambait au fond de son regard morne. ;

— Dix ducats d'or !

Et tu jures qu'il aura son vin ? Prends garde de ne pas me tromper !

Sur mon âme éternelle, je jure de le lui donner !

C'est bien. Tiens : voilà l'or ! Une femme, celle qui m'attend dans la cour, va revenir dans quelques instants avec un pot de vin.

Dix pièces d'or passèrent de la main de Catherine dans celle du geôlier puis elle se hâta de remonter le dangereux escalier. Dans la cour, elle retrouva Sara qui attendait en faisant les cent pas.

— Viens, dit-elle seulement.

À peine rentrée chez Ermengarde, et sans même prendre le temps d'ôter sa mante sombre, Catherine fit appeler Abou-al-Khayr et lui fit part de la dernière volonté de Garin.

Il a demandé du vin de Beaune. Mais c'est du poison qu'il veut pour éviter la honte d'être traîné sur la claie. Pouvez-vous lui en donner ?

Le médecin maure avait écouté la jeune femme sans qu'un muscle bougeât dans son visage. Il hocha la tête.

J'avais compris. Fais-moi donner une pinte de vin de Beaune. Je n'en ai que pour peu d'instants.

Sara s'en alla chercher le vin qu'elle remit à l'Arabe. Il se retira dans sa chambre, revint au bout d'un moment, portant toujours le pot d'étain que Sara lui avait donné. Il le mit dans les mains de Catherine.

Tiens ! fit-il. Voilà ce que tu m'as demandé. Fais-le-lui porter immédiatement.

Catherine considérait avec un mélange de curiosité et d'horreur le liquide rouge sombre qui emplissait le pichet.

Et... il ne souffrira pas ? demanda-t-elle d'une voix mal assurée.

Abou-al-Khayr hocha la tête et sourit tristement.

Il s'endormira... et ne s'éveillera plus. La moitié du vin contenu dans ce pot suffirait. Va !...

D'un geste brusque, Sara enleva le récipient des mains de Catherine.

Donne ! fit-elle. Ces choses ne doivent point passer par tes mains...

Cachant le pot d'étain sous sa cape noire, la gitane disparut dans l'escalier de l'hôtel. Catherine et le médecin restèrent seuls, face à face. Au bout d'un instant, Abou s'approcha de la jeune femme et toucha ses yeux d'un doigt léger.

Tu as pleuré ! constata-t-il. Et les larmes ont entraîné le fiel qui emplissait ton cœur. Tu retrouveras la paix et le calme, un jour.

Je ne crois pas ! s'écria Catherine. Comment oublier tout cela ? Tout est tellement affreux... tellement injuste !

Abou-al-Khayr haussa les épaules et se dirigea vers la porte au seuil de laquelle il s'arrêta.

Le temps fait oublier les douleurs, éteint les vengeances, apaise la colère et étouffe la haine ; alors le passé est comme s'il n'eût jamais existé.

Quand le jour du 6 avril 1424 se leva, Catherine, qui avait passé en prières le reste de la nuit, se leva et alla se poster à une étroite fenêtre donnant sur la rue. La lumière était d'un gris sale et un rideau de pluie fine enveloppait la ville comme un voile de brume. Mais, malgré le temps et l'heure matinale, des gens s'attroupaient déjà devant la maison du Singe, avides du spectacle sanglant qui leur était promis. La prière avait fait beaucoup de bien à la jeune femme. Elle y avait puisé un réconfort, un calme perdu depuis bien longtemps. De tout son cœur elle avait imploré la clémence divine pour l'homme dont, enfin, elle avait déchiffré l'énigme. Une lamentable énigme, un mystère de souffrance et de honte ! Elle savait que, maintenant, elle pourrait songer à lui avec une sorte de tendresse. En lui devenant accessible, Garin lui était devenu cher. Une seule inquiétude demeurait en elle : le geôlier avait-il bien rempli sa mission ?

Un remous dans la foule la tira de sa méditation. Un piquet d'archers de la Prévôté, fauchard à l'épaule, le visage caché sous des salades luisantes d'eau, s'approchait, escortant un homme déjà âgé mais vigoureux en qui elle reconnut avec un frisson Joseph Blaigny, le bourreau... Il venait prendre livraison du condamné...

Quand les nouveaux venus s'engouffrèrent dans la maison du Singe, le cœur de Catherine se mit à battre à grands coups sous son corsage de laine noire. Elle avait peur, tout à coup, de voir Garin paraître, debout entre les archers, vivant ! Déjà, un gros cheval de labour, d'un blanc pisseux, s'arrêtait devant la maison de ville. Il était attelé au grossier treillage de bois rude qui composait la claie sur laquelle le condamné devait être lié pour être traîné à travers la ville. Un murmure de satisfaction accueillit l'attelage...

Quelques minutes passèrent, interminables pour Catherine. Elle sentit, auprès d'elle, plus qu'elle ne le vit, la présence de Sara et d'Ermengarde venues la rejoindre. Au-dehors, un murmure de stupéfaction, vite changé en grondement de colère, se faisait entendre.

Joseph Blaigny venait de reparaître. Il portait dans ses bras une longue forme pâle, le corps nu, à l'exception d'une sorte de pagne tordu autour des reins, d'un homme inerte qu'il jeta rudement sur la claie. C'était le corps de Garin et Catherine mordit son poing pour ne pas crier.

— Il est bien mort ! fit Sara tout près d'elle.

En effet, c'était seulement un cadavre que le bourreau ligotait soigneusement sur la claie et la foule ne s'y était pas trompée. C'était ce qui motivait sa déception et sa colère. Voir pendre un corps qui avait cessé de souffrir était sans intérêt...

A la fenêtre, les trois femmes se signèrent lentement mais la main de Sara resta en suspens.

— Oh ! Regardez ! fit-elle en désignant la porte de la maison du Singe.

Deux archers venaient d'en sortir, portant entre eux un autre corps sans vie, dans lequel Catherine reconnut avec étonnement le geôlier Roussot. En un éclair elle comprit ce qui s'était passé. Roussot avait bien remis le vin empoisonné à Garin, mais, poussé par sa goinfrerie, n'avait pu se tenir d'y goûter. Il avait payé de sa vie son avidité.

— Lui aussi est mort ! fit Catherine.

Derrière elle, la voix paisible d'Abou-al-Khayr qu'elle n'avait pas entendu entrer, déclara :

— C'est tant mieux ! Au moins, nous serons assurés qu'il ne parlera pas !

Mais Catherine ne l'écoutait pas. Toute son attention était concentrée sur Joseph Blaigny. Le bourreau avait fini de lier le cadavre sur le treillage de bois. D'une main, il prit la bride du cheval, de l'autre un fouet passé à sa ceinture et cingla la croupe de l'animal. L'attelage s'avança au milieu de la foule qui s'écartait pour le laisser passer. La claie commença à glisser, en rebondissant légèrement, dans la boue grasse de la rue qui ne tarda pas à maculer le long corps inerte. La tête et les pieds pendaient de chaque côté...

La pluie se mit à tomber avec une soudaine violence, brouillant les lignes, noyant les couleurs. A travers les larmes qui emplissaient ses yeux, Catherine regarda s'éloigner, sous les huées de la foule, et sous l'averse torrentielle, la forme pâle de l'homme qu'un caprice avait lié à elle et qui était mort de son impossible amour...

Le fastueux automne flamand poudrait d'or et de pourpre fragiles les vieux arbres qui penchaient leurs branches sur l'eau noire du canal. Un soleil encore brillant s'attardait à caresser les toits pointus et les pignons colorés de Bruges. Mais il faisait déjà frais et les fenêtres étaient closes. Toutes les cheminées portaient panache de fumée. Les légères volutes grises s'effilochaient dans l'air, rejoignant les quelques nuages qui se poursuivaient sur le bleu pâle du ciel. Le vent, déjà aigri, arrachait peu à peu les feuilles.

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