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— Est-ce que vous hésiteriez à me reconnaître ? Moi, je n'hésite pas, malgré ce masque prudent qui couvre votre joli visage, ma chère Catherine !

Le ton persifleur lui rendit sa colère. Ainsi, c'était toujours le même ! Rien ne pourrait donc l'abattre ? Au fond de la plus atroce misère, il gardait son ironie, cette irritante supériorité.

— Soyez sans crainte, fit-elle durement. Je vous reconnais. Bien que vous soyez fort changé, Garin... Qui donc soupçonnerait dans ce prisonnier, dans cette loque humaine, le riche et hautain Garin de Brazey ? Et que pensez-vous de ce retour des choses ? Il n'y a pas si longtemps que vous m'enchaîniez, sans pitié, au fond d'une prison aussi dure que celle- ci, et vous riiez ! C'est à moi maintenant de rire quand je vous vois ici, pieds et poings liés, incapable de nuire à jamais. Demain, on vous traînera par la ville, on vous pendra comme on aurait dû le faire depuis longtemps, on vous...

Elle nourrissait sa colère de ses paroles, mais un soupir du prisonnier, un énorme soupir lui coupa la parole.

Ne soyez donc pas vulgaire ! fit Garin d'un ton ennuyé. Vous avez l'air d'une commère battue par son mari qui se réjouit de le voir revenir entre deux archers du guet. Si c'est tout ce que vous avez appris auprès de moi, vous m'en voyez navré ! J'avais espéré faire de vous une grande dame... Il paraît que j'ai échoué...

Le dédain ironique et calculé des paroles doucha brutalement la fureur de Catherine. Sur le moment, elle ne trouva rien à répondre. Ce fut Garin qui reprit l'initiative des opérations. Il eut un léger sourire en coin qui étira sa joue blessée. Son calme, ce détachement qui touchait la désinvolture, stupéfiaient Catherine. Elle sentait que jamais cet homme ne lui serait compréhensible et pourtant c'était cela qu'elle désirait plus que tout : comprendre.

— Vous êtes venue voir dans quel état m'avaient réduit les gens de notre bon duc ? reprit le prisonnier. Eh bien, vous avez vu ! Si j'ai bien saisi le sens de vos paroles, vous êtes satisfaite ! Alors, ma chère, dites-moi adieu et laissez-moi à mes méditations. Il ne me reste plus tellement de temps.

« Mais, pensa Catherine, il me renvoie ! Il me congédie comme une indésirable. » Que cet homme enchaîné, dépouillé de tout, pût garder ce ton de seigneur, voilà qui ne pouvait s'admettre ! Mais elle comprit que, si elle se laissait aller à sa rage bien naturelle, il ne parlerait pas. Ce fut donc très calmement qu'elle s'approcha de lui, s'assit sur une grosse pierre, seul ameublement du cachot avec les chaînes et les ceps qui entravaient Garin.

— Non, fit-elle d'une voix sourde en plantant sa torche auprès d'elle dans la terre boueuse. Je ne suis pas venue me repaître de vos souffrances. Vous m'avez fait du mal et je vous en veux. Cela est humain, je crois... Mais je suis venue vous demander de m'expliquer...

— Quoi ?

Tout ! l'absurdité de notre mariage, l'incohérence de notre vie commune. J'ai l'impression, depuis que nous avons été unis, d'avoir vécu l'un de ces songes fantastiques et extravagants où rien ne se tient. Par moments, ils donnent la sensation d'une profonde réalité, on croit tenir la vérité... et puis ils se déforment,

s'effilochent,

se

fondent

en

images

grotesques

et

incompréhensibles. Vous allez mourir, Garin, et j'ignore tout de vous. Dites-moi la vérité... votre vérité ! Pourquoi n'ai-je été votre femme que de nom et jamais dans la réalité ? Non... ne me parlez pas du duc ! Il n'y a pas eu, entre lui et vous, que ce marché dégradant auquel vous avez voulu me faire croire.

Je le sais... je le sens. Il y a autre chose ! Quelque chose que je n'arrive pas à comprendre et qui empoisonne ma vie...

Une émotion inattendue brisa sa voix. Elle regarda Garin. D'où elle était assise, elle ne pouvait voir de lui qu'un profil immobile, le côté intact de son visage, quelques lignes nettes à l'expression méditative.

— Répondez-moi ! implora-t-elle.

Lentement, il tourna la tête vers elle. Il n'y avait

plus trace d'ironie sur ce visage pensif.

— Otez votre masque ! ordonna-t-il doucement.

Elle obéit, sentit glisser sur sa joue le tissu soudain humide.

— Vous pleurez ? fit Garin avec une immense surprise. Pourquoi ?

— Je... je ne sais pas ! Je ne pourrais pas vous le dire.

— C'est sans doute mieux ainsi ! Je conçois votre étonnement, les questions que vous avez pu vous poser. Vous n'avez rien compris, n'est-ce pas, à cet homme qui refusait votre incroyable beauté ?

— J'ai fini par penser que je vous déplaisais... fit Catherine d'une petite voix timide.

Non, vous ne le pensiez pas et vous aviez raison. Car je vous ai désirée comme un forcené, comme l'homme enchaîné et mourant de soif désire la cruche ruisselante posée devant ses yeux mais hors de portée de sa main. Je n'aurais pas été sur le point de devenir fou de haine et de rage si je vous avais moins désirée... si je vous avais moins aimée !

Il parlait maintenant d'une voix sans timbre, monocorde, qui touchait Catherine plus qu'elle ne voulait l'admettre.

— Alors... pourquoi ces refus perpétuels... à vous- même et à moi ?

Garin ne répondit pas tout de suite. Tête inclinée sur la poitrine, il paraissait réfléchir profondément. Mais il la redressa brusquement comme quelqu'un qui a pris un parti.

C'est une vieille et assez lamentable histoire, mais vous avez le droit de la connaître. Il y a près de trente ans... vingt-huit exactement ce mois-ci, j'étais un jeune étourdi de seize ans qui ne rêvait que plaies, bosses et jolies filles.

J'éclatais d'orgueil parce que écuyer du comte de Nevers, le futur duc Jean, je me préparais à l'accompagner à la croisade. Vous êtes trop jeune pour avoir entendu parler de cette folle aventure qui entraîna vers les plaines de Hongrie, à l'appel du roi Sigismond attaqué par les Turcs infidèles, toute une armée de jeunes et bouillants chevaliers français, allemands et même anglais. Le comte Jean et le jeune maréchal de Boucicaut commandaient cette cavalcade d'une dizaine de milliers d'hommes. De plus brillante, de plus folle non plus, je n'en ai jamais vu ! Les harnachements, les bagages étaient somptueux, la moyenne d'âge se situait entre dix-huit et trente ans et tout le monde, comme moi-même, était enchanté. Quand l'armée quitta Dijon, le 30 avril 1396, pour se diriger vers le Rhin, on aurait pu croire à un départ pour quelque gigantesque tournoi. L'or, l'argent, l'acier étincelaient, les soieries bruissaient dans le vent et chacun racontait à l'avance, à grands cris, les retentissants exploits qu'il se proposait d'accomplir, pour son honneur et l'amour de sa dame. J'étais comme les autres... _

— Est-ce à dire que vous... étiez amoureux ? demanda Catherine.

Mais oui... pourquoi pas ? Elle s'appelait Marie de La Chesnel, elle avait quinze ans et elle était blonde, comme vous... moins que vous pourtant et, sans doute, moins belle ! Nous partîmes donc et je vous ferai grâce du récit de cette lamentable expédition où la jeunesse et l'inexpérience causèrent la catastrophe. Il n'y avait aucune discipline. Chacun de nous ne pensait qu'à se couvrir de gloire, sans songer au bien commun et malgré les remontrances du roi Sigismond de Hongrie, inquiet des folies que nous débitions. Il avait, sur nous, l'avantage de connaître son ennemi, cet Infidèle dont il avait pu mesurer la valeur guerrière et la ténacité. Les Turcs étaient commandés par leur sultan, Bayézid, qu'ils surnommaient Ildérim, ce qui veut dire l'Eclair.

Et, croyez-moi, il portait bien son nom ! Ses spahis et ses janissaires tombaient comme la foudre sur le but fixé par leur maître, si rapidement que, bien souvent, la surprise jouait. Devant Nicopolis, nous eûmes affaire aux escadrons de Bayézid Ildérim. Et la défaite fut totale. Non par manque de bravoure car les chevaliers de la folle armée firent merveille. Jamais, peut-être, tant de vaillance n'avait éclaté sous le soleil. Mais, quand tomba le soir de ce 28 septembre, huit mille chrétiens étaient prisonniers du sultan dont trois cents chevaliers appartenant aux plus illustres maisons de France et de Bourgogne : Jean de Nevers, et votre serviteur, Henri de Bar, les comtes d'Eu et de La Marche, Enguerrand de Coucy, le maréchal de Boucicaut, presque tous ceux qui n'avaient point trouvé la mort. Mais, du côté des Turcs, les pertes étaient sévères, nous leur avions tué tant de monde, que le sultan entra en fureur. La plus grande partie des prisonniers fut massacrée sur place... et je n'ai jamais oublié l'horreur tragique de cet immense bain de sang. Je dus à la protection du comte Jean d'être épargné et envoyé avec lui dans la capitale de Bayezid, à Brousse, de l'autre côté de l'ancienne Propontide. On nous y enferma dans une forteresse, en attendant l'arrivée des rançons énormes exigées par le sultan. Nous y restâmes de longs mois et j'eus tout le loisir d'y soigner mon œil qu'une flèche avait crevé. Mais la cruelle leçon que nous venions de recevoir ne nous avait pas calmés, moi tout au moins. La prison, l'inaction me pesaient. Je cherchai à me distraire. Dans l'intérieur de la forteresse nous étions assez libres et j'en profitai pour essayer d'approcher les filles du bey qui en avait la garde.

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