— Ils le condamneront bien sans vous, ma belle ! lui assura-t-elle.
Et de fait, au soir du jugement, Jacques de Roussay vint, en personne, informer Catherine de la sentence. Garin de Brazey était condamné à être pendu, malgré sa qualité de noble, pour le sacrilège commis en attaquant une abbaye. Il devrait subir la torture préalable puis il serait traîné sur la claie au Morimont qui était le lieu du supplice. Ses biens seraient confisqués, son hôtel et son château rasés...
Un profond silence accueillit cette terrible nouvelle. Catherine, les yeux secs et fixes, semblait changée en statue. Ermengarde, frissonnante, s'approcha du feu dont le crépitement emplissait seul la grande pièce d'apparat. La voix sans timbre de Catherine s'éleva :
— Quand sera-t-il exécuté ?
— Demain, vers le milieu du jour...
Comme les deux femmes retombaient dans un silence obstiné, Jacques de Roussay se troubla, perdit contenance. Il salua profondément en demandant la permission de se retirer. Sur un signe d'Ermengarde, il quitta la pièce.
Quand le bruit de ses éperons se fut éteint dans les profondeurs de l'hôtel, Ermengarde revint vers Catherine qui n'avait pas bougé.
— À quoi pensez-vous, Catherine ? Que méditez- vous ?
La jeune femme tourna lentement son regard vers son amie. La comtesse y lut une soudaine résolution.
— Il faut que je le voie, Ermengarde. Il faut que je le voie, avant...
— Croyez-vous une entrevue bien utile ?
— A lui, non ! A moi, oui ! fit Catherine avec une soudaine violence. Je veux savoir. Je veux comprendre... Je ne peux pas le laisser ainsi s'enfuir de ma vie sans qu'il m'ait dit le pourquoi de tout cela. Je vais à la prison. Le geôlier est sensible à l'or à ce que l'on dit. Il me laissera lui parler.
— Je vais avec vous...
— Je préférerais que vous n'en fissiez rien ! Vous êtes bien assez compromise dans cette affaire, mon amie. Laissez-moi aller seule. Sara m'escortera et m'attendra.
Comme vous voudrez ! fit Ermengarde en haussant les épaules. Tout en parlant, elle allait à un coffre, en tirait une bourse de cuir assez ronde et la tendait à Catherine.
— Prenez ceci ! Je vous devine toute prête à jeter l'un de vos joyaux dans la patte de ce rustre puisque vous n'avez plus rien d'autre. Ce serait dommage ! Vous me rendrez ceci plus tard, voilà tout !
Sans fausse honte Catherine prit la bourse, la glissa à sa ceinture, embrassa son amie et regagna sa chambre pour y prendre un manteau sombre et demander à Sara de l'accompagner.
Quelques minutes plus tard, les deux femmes, étroitement enveloppées de mantes noires, le visage masqué, sortaient de l'hôtel de Châteauvillain et se dirigeaient vers la maison voisine. La nuit était totale et il pleuvait à plein temps. C'est dire qu'il n'y avait personne dans la rue. Avec décision, Catherine se dirigea, Sara sur les talons, vers la maison de ville, entra dans la cour où veillait un soldat somnolent dans la main duquel elle glissa une pièce d'or. En franchissant la porte, elle s'était efforcée de ne pas voir le carcan et la machine à donner l'estrapade qui étaient attachés en permanence à l'angle de l'hôtel de La Trémoille et qui se rouillaient lentement. Tout de suite réveillé par la vue de l'or, le garde ne fit aucune difficulté pour conduire les deux femmes jusqu'au fond de la cour où se dressaient des murailles rébarbatives, aveugles, trouées seulement à la base d'une petite porte basse.
— Je veux voir le geôlier qu'on appelle Roussot ! fit Catherine.
Quelques instants plus tard, Roussot émergeait de la porte basse. C'était un personnage aussi large que haut, à peu près carré, vêtu de cuir taché et déchiré. Un bonnet crasseux se drapait sur les mèches raides et malodorantes qui lui servaient de cheveux, ses longs bras noueux pendaient plus bas que la normale. Même avec la plus intense bonne volonté, on ne pouvait distinguer dans ses petits yeux gris la moindre lueur d'intelligence mais le son de l'or dans la bourse de Catherine y alluma quelque chose qui ressemblait à une chandelle. Il jeta dans un coin l'os de gigot qu'il rongeait, s'essuya la bouche d'un revers de main et s'enquit obséquieusement de ce qu'il pourrait faire pour « être agréable à Madame ».
— Je veux voir, seule à seul, le prisonnier qui doit mourir demain !
répondit-elle.
L'homme fronça les sourcils, se gratta la tête mais plusieurs ducats brillaient dans la main de la jeune femme et Roussot n'avait jamais vu tant de métal jaune devant lui. Il hocha la tête, prit son trousseau de clefs à sa ceinture d'une main, et tendit l'autre pour recevoir les belles pièces luisantes.
— Ça va ! Suivez-moi ! Seulement faudra pas rester trop longtemps. Le père cordelier doit venir vers la fin de la nuit pour le préparer à bien sauter le pas...
Il partit d'un gros rire sans que rien ne bougeât dans le visage figé de Catherine. Laissant Sara l'attendre dans la cour, la jeune femme s'enfonça à la suite du geôlier dans un escalier raide et glissant d'humidité qui plongeait en spirale dans les entrailles de la terre. Une bouffée d'air froid, visqueux et chargé d'odeurs méphitiques sauta à son visage. Elle sortit son mouchoir pour l'appliquer sur son nez.
— Dame ! Ça sent point la rose ici ! commenta Roussot.
L'escalier s'enfonçait toujours sous les fondations de la vieille tour gallo-romaine et les murs suintaient l'eau. Ils dépassèrent plusieurs portes closes d'énormes verrous. Une vague angoisse serra la gorge de Catherine. La torche portée par Roussot prêtait vie à d'étranges choses sur les murs luisants.
Est-ce encore loin ? demanda Catherine d'une voix étouffée.
Non. On arrive ! Vous pensez bien qu'un prisonnier de cette importance, on l'a pas mis dans n'importe quel cachot. L'a eu droit au crot...
— Au crot ?
— La fosse, si vous préférez. On y est !...
L'escalier, en effet, n'allait pas plus loin. Il débouchait dans une sorte de cul-de-sac boueux. Au fond, se dessinait une porte si basse qu'on ne pouvait la franchir que plié en deux. Des barres de fer épaisses de trois doigts garnissaient le vantail de chêne noirci et crevassé par l'humidité. Roussot s'activait à les ôter, ouvrait le battant qui gémit lugubrement. Puis, allumant une torche à celle qu'il portait, le geôlier la tendit à Catherine.
— Voilà ! Entrez, maintenant... mais pas longtemps ! Je vais rester dans l'escalier et je viendrai taper à la porte quand faudra vous en aller.
Catherine répondit d'un signe de tête et se baissa pour franchir la porte.
Elle était si basse que la jeune femme faillit brûler son masque à la flamme de sa torche. Elle avait l'impression de plonger dans un inconnu menaçant, quelque chose comme un tombeau subitement ouvert devant elle. La porte passée, Catherine se redressa, leva sa torche pour essayer de distinguer ce qui l'entourait.
— Je suis ici ! fit une voix calme qu'elle reconnut avec un frisson.
Se tournant du côté d'où venait la voix, elle aperçut Garin. Mais, si endurcie qu'elle fût contre lui par sa rancœur, elle ne put retenir une exclamation de stupeur. Il était assis au fond de l'immonde caveau où l'eau stagnait en flaques noires, sur une pourriture qui avait dû, jadis, être de la paille. On l'avait enchaîné à la muraille par une ceinture et un collier de fer et, pour plus de sûreté, on lui avait mis les ceps aux pieds et aux mains. À peu près incapable de bouger, il était adossé à la muraille, dans son pourpoint noir déchiré qui laissait voir sa chemise sale et en lambeaux. Une barbe grisâtre commençait à dévorer ses joues. Ses cheveux avaient poussé et s'emmêlaient sur sa tête. Depuis son arrestation, il avait perdu le bandeau noir qu'il portait sur l'œil et, pour la première fois, Catherine vit sa blessure à nu. L'œil était remplacé par un trou noir de petite dimension, autour duquel s'irradiaient des rides de peau rose tranchant avec la pâleur du visage. Incapable de faire un seul geste, Catherine restait debout auprès de la porte, levant la torche et le regardant sans parvenir à en détacher ses yeux. Le rire de Garin la fit sursauter.