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Ce n'est pas pour réveiller ta mélancolie que je te l'ai fait apporter maintenant, dit-il doucement, mais pour te faire comprendre que le temps, ni les hommes ne changent autant que tu le crois. Il arrive que le temps revienne.

— Celui du duc de Bourgogne est bien mort !

— Ce n'est pas à celui-là que je faisais allusion, mais aux heures merveilleuses que t'a données l'amour.

— Il m'en a donné si peu !

— Assez cependant pour que leur souvenir emplisse ta vie... et ne s'efface pas aisément de celle de ton époux.

— Comment le savez-vous ?

— Qui donc aurait pu me dire ce qu'a été votre vie... sinon lui-même ?

Instantanément, le regard de Catherine flamba tandis qu'une rougeur montait à ses joues.

— Est-ce que... vous l'avez vu ?

— Bien entendu, fit Abou avec un sourire. Oublies- tu que nous étions de grands amis, jadis ? Il s'est souvenu de moi, lui aussi, et que j'habitais en cette ville. A peine arrivé en Al Hamra, il m'a fait demander.

— Et vous avez pu parvenir jusqu'à lui ?

— Je suis le médecin... et l'humble ami de notre Calife qui me traite bien. Je dois t'avouer, cependant, que la princesse Zobeïda, dont ton époux est le prisonnier, ne m'aime guère depuis que j'ai sauvé de la mort la sultane Amina, qu'elle hait. Je dirais même qu'elle me déteste et qu'il a fallu l'immense désir qu'elle avait de plaire au «

seigneur franc » pour qu'elle accepte de me faire appeler. Toujours est-il que j'ai pu, pendant une grande heure, causer avec messire Arnaud.

— Vous avez dit qu'il était le prisonnier de cette femme, lança Catherine, le visage soudain déformé par une violente poussée de jalousie. Pourquoi ce mensonge ? Pourquoi n'avez-vous pas employé le bon terme, vous qui connaissez si bien la valeur des mots ?

Pourquoi n'avez-vous pas dit son amant ?

— Mais... parce que je n'en sais rien ! fit Abou avec simplicité.

C'est le secret des nuits d'Al Hamra... où beaucoup de serviteurs sont muets.

Catherine hésita un instant puis, se décidant :

— Est-il vraiment... guéri de la lèpre ?

— Il n'a jamais eu la lèpre ! Il est des maladies qui ressemblent au mal maudit... mais que ne connaissent pas vos médecins d'Occident.

Le médecin de la princesse, Hadji Rahim, est un saint homme qui a fait le Grand Pèlerinage, ce qui ne l'empêche pas d'être, selon moi, un âne solennel. Mais il a tout de même vu au premier coup d'œil que ton époux n'avait pas la lèpre. Pour s'en assurer il n'a eu qu'à approcher le bras de messire Arnaud d'une flamme. Ton époux a hurlé, preuve que la sensibilité était intacte chez lui.

— Quelle était alors cette maladie étrange ? J'ai vu, de mes yeux, les taches blanchâtres de ses bras...

— A l'école de Salerne, la célèbre Trotula appelait ce mal vitiligo, ou tache blanche. Et j'ai bien peur que, dans vos maladreries, il y ait nombre de malheureux atteints de ce mal, bénin en général, et que vos ignorants de physiciens confondent trop souvent avec la lèpre.

II y eut un nouveau silence. Aussi immobiles que des statues, Gauthier et Josse ne sonnaient mot. Ils écoutaient seulement, de toutes leurs oreilles, attendant que l'heure fût venue de donner leur avis, si on le demandait. Ce silence, Catherine l'employa à rassembler ses forces.

Les questions qu'elle avait encore à poser étaient les plus cruelles.

Vint la première.

— Pourquoi Arnaud a-t-il suivi cette femme ? demanda-t-elle d'une voix rauque. L'a-t-il dit ?

— Pourquoi le captif suit-il son vainqueur ?

— Mais de quoi est-il captif? de la force... ou de l'amour ?

— De la force, j'en suis certain, car il ma raconté comment les Nubiens de Zobeïda l'ont capturé près de Tolède. Quant à l'amour, il est possible qu'il soit venu ajouter ses liens à ceux de la contrainte...

mais il ne me l'a pas dit. J'en doute un peu.

— Pourquoi ?

Tu ne devrais pas me demander cela. La réponse ne te fera pas plaisir

: parce qu'Arnaud de Montsalvy ne croit plus à l'amour véritable. Il dit que, puisque tu as pu oublier pour un autre la passion qui vous unissait, aucune autre femme ne saura lui donner d'amour sincère et pur !

Catherine reçut le choc courageusement. Elle savait être honnête avec elle-même et ses coquetteries avec Pierre de. Brézé n'étaient pas près de s'effacer de sa mémoire. Elle se les était si souvent reprochées... surtout cette malheureuse nuit du verger de Chinon où Bernard d'Armagnac l'avait surprise dans les bras du beau chevalier, déjà abandonnée.

— J'ai mérité cela ! dit-elle simplement. Mais la, force d'attraction de l'amour est grande et cette femme... l'aime ?

— Passionnément ! Avec une frénésie qui étonne et terrifie son entourage. L'empire du « seigneur franc » sur Zobeïda est absolu. Il a tous les droits... hormis celui de regarder une autre femme. En ce cas, malheur à celle qui a su obtenir un sourire ou une parole aimable !

Elle est aussitôt livrée au bourreau. Une dizaine d'entre elles sont mortes ainsi. Aussi, les servantes de Zobeïda n'osent-elles même plus lever les yeux vers l'homme qu'elle aime de cet amour sauvage. Elles le servent à genoux, mais aussi étroitement voilées que si elles étaient dans la rue. Car, contrairement à notre coutume qui veut que les hommes vivent séparés des femmes, c'est dans le jardin même de Zobeïda que s'élève le pavillon où vit messire Arnaud...

— Et le Calife accepte cela ?

Abou-al-Khayr haussa les épaules.

Pourquoi non ? Pour lui, tant qu'il n'aura pas accepté d'embrasser l'Islam, ton époux n'est qu'un captif chrétien comme un autre. Il le considère comme le jouet de sa farouche sœur, rien de plus. D'ailleurs, le sultan Muhammad connaît trop les fureurs de Zobeïda pour oser la contrarier. Les Nasrides sont une étrange famille... où l'on meurt aisément, comme tu l'apprendras par la suite. Se maintenir au trône est une lutte épuisante et quand tu sauras que Muhammad VIII a dû reprendre le sien deux fois, tu comprendras mieux. Ce palais rose cache un nid de vipères. Y évoluer est dangereux...

— C'est pourtant ce que je veux faire. Je veux y entrer.

La stupeur coupa un instant le souffle d'Abou tandis que Josse et Gauthier, pour la première fois depuis de longues minutes, faisaient entendre une protestation.

— Tu veux entrer en Al Hamra ? articula enfin Abou. As-tu perdu l'esprit ? Ce n'est pas ce qu'il faut faire. Bien que Zobeïda me déteste, je vais, moi, me rendre chez elle, sous un prétexte ou sous un autre, afin de dire à ton époux que tu es chez moi. Je lui avais prédit que tu viendrais d'ailleurs.

— Qu'a-t-il dit ?

— Il a souri, hoché la tête négativement : « Pourquoi viendrait-elle

? m'a-t-il dit. Elle a tout ce qu'elle a toujours cherché : amour, honneurs, richesse... et l'homme qu'elle a choisi est de ceux qui savent garder une femme. Non, elle ne viendra pas. »

— Comme il me connaissait mal ! soupira Catherine amèrement.

C'est vous qui aviez raison.

— Et j'en suis heureux ! Je vais donc me rendre auprès de lui et...

Il n'alla pas plus loin. La main de Catherine s'était posée sur son bras pour l'arrêter.

— Non... Cela ne peut me convenir, et pour deux raisons : la première est qu'apprenant ma présence, ou bien Arnaud vous dira que j'ai cessé d'exister pour lui... et j'en mourrai, ou bien il cherchera à me rejoindre, mettant ainsi son existence en péril.

— Voilà en effet une raison. Et la seconde ?

La seconde est que je veux voir, vous entendez, voir de mes yeux, quels sont ses rapports avec cette femme. Je veux savoir s'il l'aime, comprenez-vous ? Si elle a vraiment su me chasser de son cœur, je veux compter leurs baisers, épier leurs caresses. Je n'ai pas d'illusions, sachez-le. Je me vois telle que je suis. C'est- à-dire assez loin d'une jouvencelle. Quant à cette Zobeïda, sa beauté, tout à l'heure, m'a jetée dans le désespoir... pourquoi donc n'aurait-elle pas réussi à gagner son cœur ?

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