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— Je crois que tu dis vrai. Quant à la victoire, elle est moins sûre

!... tu ne connais pas messire Arnaud. Il a la fierté du lion avec l'entêtement du mulet, la vaillance de l'aigle... mais aussi sa cruauté. Il est de ces hommes qui préfèrent s'arracher le cœur plutôt que de faiblir quand ils se jugent offensés.

— Est-ce qu'il n'aimait pas son épouse ?

Il l'adorait. Jamais je n'ai vu couple plus passionnément épris. Mais il a cru qu'elle s'était donnée à un autre et il a fui. Comment veux-tu que je sache ce qu'il pense à l'heure présente ?

Josse ne répondit pas. Depuis qu'il connaissait Catherine, il avait envie de rencontrer l'homme qui avait su s'attacher si fortement le cœur d'une femme semblable. Et maintenant que le but était proche, sa curiosité était excitée au plus haut point.

— Il faudra voir !... marmotta-t-il pour lui-même.

Il n'en dit pas plus car Abou-al-Khayr ouvrait, devant les deux hommes, une petite porte en cèdre rouge et vert qui donnait dans une vaste chambre et leur annonçait que des serviteurs allaient venir s'occuper d'eux. Puis il frappa trois fois dans ses mains avant d'ouvrir devant Catherine une autre porte. C'était, sans doute, la plus belle chambre de la maison : plafond de cèdre rouge et or, tressé comme un tapis, murs aux mosaïques dorées, tapis épais et moelleux sur les dalles de marbre, niches ogivales supportant des miroirs, des flambeaux ou bien le nécessaire de toilette : bassin et aiguière de cuivre. Quatre coffres de cuivre doré pour ranger les vêtements occupaient les angles, mais, bien entendu, pas de lit visible. Il devait être roulé et rangé contre l'un des murs, dans un coin hors de la vue, à la mode musulmane, tandis que dans une grande niche garnie de miroirs, au fond de la pièce, un divan circulaire s'étalait près d'une foule de coussins bariolés. Les fenêtres, bien sûr, donnaient sur la cour intérieure.

Abou-al-Khayr laissa Catherine prendre, du regard, possession de cet agréable appartement où rien de ce qui pouvait séduire l'œil d'une femme n'avait été oublié. Puis, lentement, il alla vers l'un des coffres, l'ouvrit, en tira une brassée de soieries et de mousselines multicolores qu'il étala sur le divan avec des soins féminins.

— Tu vois, dit-il simplement, je t'attendais vrai ment ! Tout ceci a été acheté au souk des soieries le lendemain du jour où j'ai su que ton époux était ici.

Un instant, Catherine et son ami demeurèrent face à face, puis, avant qu'il ait pu l'en empêcher, Catherine se pencha, saisit la main d'Abou et y posa ses lèvres sans plus songer à contenir les larmes qui jaillissaient de ses yeux. Il retira sa main doucement.

— L'hôte envoyé de Dieu est toujours le bienvenu chez nous, dit-il gentiment. Mais quand cet hôte est proche de notre cœur, alors, il n'est pas de joie plus grande ni plus pure pour un vrai croyant. C'est moi qui devrais te dire merci !

Une heure plus tard, débarrassée des poussières de la route, à l'aise dans les vêtements que leur hôte leur avait fait porter : amples robes de fine laine rayée noir et blanc serrées à la taille par une large ceinture de soie pour les hommes, et gandoura de soie verte fendue jusque entre les seins pour Catherine, babouches de fin cuir cordouan brodées d'argent pour les trois, les voyageurs s'installaient, avec Abou-al-Khayr, sur des coussins posés à même le sol autour d'un immense plateau d'argent posé sur des pieds qui servait de table. Le plateau était bien garni. Outre des tranches de mouton rôti, il y avait des galettes très fines renfermant un hachis de pigeons, d'œufs et d'amandes particulièrement savoureux, mais, surtout, toutes sortes de fruits et de légumes, dont certains étaient inconnus de ces gens venus du Nord.

— J'aime surtout les produits de la terre, avait souri Abou en attaquant un énorme melon à la chair embaumée et en offrant des tranches à la ronde : Ils enferment le soleil !

Il y avait là des oranges, des citrons, des pommes, des courges et des fèves fraîches pilées et assaisonnées, des aubergines, des pois chiches, des bananes, des raisins, des amandes et, bien entendu, des grenades, tout cela formant des tas colorés diversement du plus brillant effet.

D'ailleurs Josse et Gauthier, stimulés par un long et mince flacon de vin que leur hôte avait eu l'attention de faire déposer près d'eux, mangèrent de tout à la fois en curieux et en affamés. Ils dévoraient à belles dents, avec un enthousiasme qui faisait sourire Abou, assez frugal dans son propre menu.

— Est-ce toujours ainsi dans votre maison, seigneur ? demanda Josse avec une naïve gourmandise.

— Ne m'appelez pas seigneur mais Abou. Je ne suis qu'un simple croyant. Oui, c'est toujours ainsi. Voyez- vous, nous ne savons pas ici ce qu'est la famine. Le soleil, l'eau et la terre nous donnent tout en abondance. Nous n'avons qu'à en remercier Allah. Je sais que, dans vos froides contrées, on n'imagine même pas un pays comme celui-là.

C'est sans doute pourquoi, ajouta-t-il avec une soudaine tristesse, les Castillans rêvent de nous en chasser comme ils nous ont déjà chassés de Valence, de Cordoue la Sainte et d'autres contrées de cette péninsule que nous avions faites riches et prospères. Ils ne comprennent pas que nos richesses viennent aussi de l'Orient et de l'Afrique dont les navires abordent librement à nos côtes... et qu'il n'en serait plus de même le jour où tomberait le royaume de Grenade !...

Tout en parlant, il observait Catherine du coin de l'œil. Malgré le long chemin parcouru, la jeune femme touchait à peine au repas. Elle avait grignoté une tranche de pastèque, quelques amandes, quelques pistaches et maintenant, à l'aide d'une petite cuillère d'or, elle suçait distraitement un sorbet à la rose que l'un des muets venait de poser devant elle. Le regard perdu dans les masses vertes du jardin, elle n'écoutait même pas la conversation de ses compagnons. Elle semblait très loin de cette pièce fraîche et agréable sous son plafond de stuc découpé, l'esprit tendu vers le palais-forteresse, si proche et tellement défendu cependant derrière les roses murailles duquel le cœur d'Arnaud battait pour une autre.

— Abou-al-Khayr vit que, dans ses yeux, les larmes n'étaient pas loin. D'un geste, il appela l'un de ses esclaves, lui murmura quelques mots à l'oreille. Le Noir fit signe qu'il avait compris, sortit en silence. Quelques instants plus tard, une voix claironnante autant que criarde hurlait depuis le seuil : Gloirrrrrre... au duc ! Gloirrrrrre au duc !

Arrachée de son rêve douloureux, Catherine bondit

comme si une guêpe l'avait piquée. Elle leva des yeux ahuris sur le grand Noir qui riait de toutes ses dents blanches en posant auprès d'elle un perchoir d'argent sur lequel trônait un énorme, un magnifique perroquet bleu dont les longues plumes se marquaient de pourpre.

— Gédéon ! s'écria-t-elle avec stupeur. Ce n'est pas possible ?

— Et pourquoi donc ? Est-ce que tu ne me l'avais pas donné lorsque j'ai quitté Dijon ? C'était un souvenir de toi et un ami précieux. Tu vois que je l'ai bien soigné.

Avec une joie enfantine, Catherine caressait les plumes de l'oiseau qui se tortillait sur son perchoir en roucoulant comme une tourterelle et en la regardant de son gros œil rond. Il ouvrit de nouveau son grand bec rouge et lança, cette fois :

— Allah est Allah et Mahomet est son Prrrrrrophète !

— Il a fait des progrès ! fit Catherine en éclatant de rire. Et il est plus beau que jamais !

Elle penchait, comme autrefois dans la boutique de son oncle Mathieu, son visage vers l'oiseau qui, doucement, becqueta ses lèvres.

— Que de souvenirs il me rappelle ! murmura-t-elle déjà reprise par sa mélancolie.

Gédéon avait, en effet, été le premier présent que lui avait fait Philippe de Bourgogne lorsqu'il s'était épris d'elle. Il avait été le compagnon fidèle de toute une partie de sa vie, à peu près depuis le moment où, prenant dans ses filets le Grand Duc d'Occident, elle avait laissé Arnaud de Montsalvy s'emparer pour jamais de son propre cœur. Un monde de visages et de silhouettes se levait derrière le plumage éclatant du perroquet. Mais Abou- al-Khayr n'entendait pas la laisser glisser de nouveau vers la tristesse.

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