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Machinalement, Catherine trempa ses lèvres dans le gobelet d'étain.

Le vin, âpre et fort, la réchauffa et lui fit du bien. Elle vida le gobelet jusqu'à la dernière goutte, le rendit à Hans.

— Voilà qui est fait... Que dois-je voir ?

Elle suivit son hôte dans une salle basse, sans lumière et sans feu, où s'alignaient des paillasses garnies de couvertures. Une petite fenêtre, défendue par deux épais barreaux en croix, donnait sur la place. Il régnait là une forte odeur de sueur humaine et de poussière.

— Les ouvriers que j'ai amenés avec moi couchent là, expliqua Hans. Mais, pour le moment, ils sont tous sur la place... Tenez, regardez par la fenêtre !

Au-dehors, le vacarme de cris et de rires avait repris. Catherine se pencha. Ce qu'elle vit lui arracha une exclamation de stupeur. Au moyen de l'un des puissants treuils installés sur les tours de la cathédrale pour y monter les pierres, la lourde cage avait été hissée le long de l'église et se balançait maintenant à la hauteur d'un troisième étage. La foule s'était rassemblée au-dessous, le nez en l'air, et tentait encore d'atteindre le prisonnier avec ce qui lui tombait sous la main...

Le regard de Catherine tourna, rencontra celui de Hans qui épiait sa réaction.

— Pourquoi l'a-t-on mis là ?

— Pour amuser la foule. Ainsi, jusqu'à l'heure du supplice, elle pourra jouir des souffrances du prisonnier. Car, bien entendu, on ne lui donnera ni à boire ni à manger...

— Et... quand ?

— L'exécution ? Dans huit jours !

Catherine poussa une exclamation d'horreur tandis que ses yeux s'emplissaient de larmes.

— Dans huit jours ? Mais il sera mort avant...

— Non, fit derrière la voix râpeuse de Josse. L'homme noir a dit que le bandit avait la force d'un ours et qu'il en resterait assez pour qu'il puisse subir le supplice qu'on lui réserve...

— Et quel sera ce supplice ? demanda Catherine la gorge sèche.

— Pourquoi le lui dire ! reprocha Hans. Ce sera bien assez de l'apprendre le jour même.

— Dame Catherine sait regarder les choses en face, compagnon, répliqua Josse sèchement. Ne t'imagine pas qu'elle te permettra de le lui cacher !

Puis, se tournant vers la jeune femme :

— Dans huit jours, on 1 écorchera vif pour que la peau de cet homme exceptionnel serve à la confection d'une statue du Christ.

Ensuite on jettera les restes au bûcher.

L'épouvante fit dresser les cheveux de Catherine sur sa tête. Elle dut s'appuyer au mur, comprimant de la main son estomac pris de nausée.

La voyant verdir, Hans voulut la soutenir, mais elle le repoussa.

— Non, laissez. Cela va passer...

— Tu avais bien besoin de lui dire ça, grommela l'Allemand.

— Il a eu raison... Josse me connaît.

Elle se laissa choir sur l'une des paillasses et se prit la tête dans les mains. L'époque sans pitié qui était la sienne, les horreurs de la guerre qu'elle avait côtoyées sans cesse lui étaient trop familières pour qu'elle s'émût facilement, mais ce qu'elle entendait dépassait l'imagination.

— Est-ce que ces gens sont fous ? Ou bien est-ce moi ?... Peut-on concevoir pareille barbarie ?

— Chez le Maure qui tient Grenade, on doit voir pire encore, fit tristement Josse. Mais je reconnais que, dans ce pays, on aime le sang plus qu'ailleurs...

Catherine ne l'entendait même pas. Elle répétait, comme pour mieux comprendre la signification :

— ... d'une statue de Christ ? Est-ce qu'une abomination, un sacrilège semblable est possible ?

— Il'y a déjà, dans la cathédrale, une statue de ce genre, fit calmement le maître d'œuvre. Venez maintenant ! Ne restez pas ici. Il fait froid et mes hommes vont rentrer...

Doucement, il la prit par le bras, lui fit traverser la cour intérieure et la conduisit jusqu'à une vaste cuisine qui ouvrait tout au fond et tenait toute la largeur de la maison. Là, le feu brûlait sous une marmite noire de suie, répandant une odeur assez agréable. Une vieille servante, assise sur un escabeau placé près d'un tonneau, dormait de tout son cœur, les mains abandonnées sur ses genoux et la bouche ouverte. Hans la désigna de la tête tout en faisant asseoir Catherine sur un banc.

— Elle s'appelle Urraca. Et elle est sourde comme un pot ! On peut parler...

Il alla secouer la vieille qui, aussitôt les yeux ouverts, se mit à déverser un flot de paroles, mais, sans même faire attention aux deux voyageurs, entreprit de décrocher la marmite pour la poser sur la table. Après quoi, elle tira d'un coffre des écuelles de bois et les remplit de soupe avec une surprenante rapidité. Cela fait, elle retourna dormir près du tonneau. Hans plaça l'une des écuelles dans les mains de Catherine, servit Josse et s'installa près d'eux avec la sienne.

— Mangez d'abord ! conseilla-t-il en approchant l'écuelle des lèvres de Catherine qui, accablée, n'avait pas fait un geste. Mangez !

Ensuite, vous verrez plus clair.

Elle trempa ses lèvres dans l'épaisse soupe de farine et de lard, se brûla et fit la grimace. Reposant l'écuelle sur la table, elle regarda tour à tour ses deux compagnons.

— Il faut que je sauve Gauthier ! Je ne pourrais plus supporter la vie si je le laissais périr de cette affreuse manière.

Sa phrase tomba dans le silence. Hans continua de manger calmement, sans répondre. Quand il eut fini, il repoussa son écuelle, essuya sa bouche à sa manche et murmura :

— Dame, je ne voudrais point vous contrarier. Cet homme était votre serviteur sans doute, votre ami peut- être, mais le temps peut changer les cœurs. Les brigands d'Oca sont d'abominables créatures et cet homme était avec eux. Son âme a dû se charger de crimes semblables aux leurs. Pourquoi risquer votre vie pour l'un de ces inaudits ?

— Vous ne comprenez pas ! Vous ne comprenez rien ! Comment le pourriez-vous ? Est-ce que vous connaissez Gauthier ? Est-ce que vous savez quel homme il est ? Apprenez-le, maître Hans : il n'est pas, dans tout le royaume de France, de cœur meilleur, d'âme plus loyale que la sienne. Voici quelques mois seulement que je l'ai perdu et je sais, moi, que ni pour or ni pour sauvegarde, il n'aurait accepté de changer à ce point. Écoutez plutôt : vous jugerez ensuite !

En quelques phrases simples, sans chercher d'effets faciles, elle retraça, pour l'Allemand, ce qu'avait été la vie de Gauthier auprès d'elle, comment il l'avait protégée, sauvée tant de fois, comment il était parti à la recherche d'Arnaud, comment, enfin, il avait disparu dans un ravin des Pyrénées. Hans l'écouta sans sonner mot.

— Comprenez-vous, maintenant ? dit-elle enfin. Comprenez-vous qu'il me soit impossible de le laisser mourir ? A plus forte raison de cette abominable mort.

Un instant encore, Hans garda le silence, pliant et dépliant ses doigts d'un geste machinal. Enfin, relevant la tête :

— J'ai compris ! Je vous aiderai !

— Pourquoi nous aideriez-vous ? coupa Josse avec une brusque violence. Nous sommes des inconnus pour vous et vous n'avez aucune raison de risquer votre vie pour des inconnus ! La vie a du bon. Vous devez y tenir.

À moins que vous n'espériez gagner l'émeraude de la Reine...

Hans se leva si brusquement que le banc sur lequel il était assis tomba bruyamment derrière lui. Il était devenu-très rouge et son poing crispé se leva jusqu'aux abords du nez de Josse !

— Répète encore une chose pareille, l'ami, et je t'écrase la figure !

Hans de Cologne n'a jamais fait payer un service, retiens ça !

Catherine se jeta vivement entre les deux hommes, et, de sa petite main, écarta doucement le poing menaçant que Josse, d'ailleurs, considérait avec un parfait sang-froid.

— Pardonnez-lui, maître Hans ! Il est difficile, de nos jours, de faire confiance au premier venu, mais moi je vous crois. Il y a des yeux qui ne trompent pas et vous n'auriez pas agi comme vous l'avez fait si vous aviez une arrière-pensée. Mais, dans un sens, Josse a raison : pourquoi risquer votre vie à notre service ?

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