— Et s'il en était ainsi ? lança Gauthier audacieuse- ment. Si cette femme avait conquis messire Arnaud, s'il était devenu son esclave ?
Que feriez-vous ?
Lentement, le sang quitta les joues de Catherine. Elle ferma les yeux, cherchant à refouler l'image d'Arnaud dans les bras de la princesse, une image devenue dangereusement précise maintenant qu'elle avait vu Zobeïda.
— Je ne sais pas ! dit-elle seulement. Je ne sais vraiment pas...
mais il faut que je sache ! Et je ne saurai que là-bas...
— Laissez-moi y aller, dame Catherine, dit Gauthier. Je parviendrai bien, moi, à apprendre si votre époux s'est détourné de vous. Et, au moins, vous ne serez pas en danger...
Ce fut Abou-al-Khayr qui se chargea de la réponse :
— Comment parviendras-tu jusqu'à lui, homme du Nord ? Les appartements de Zobeïda font partie du harem ; même s'ils en sont un peu à l'écart, les gardes du Calife veillent aux portes. Aucun homme n'entre au harem à moins d'être eunuque.
— Messire Arnaud l'est-il ?
— Son cas est différent ! Il est prisonnier et Zobeïda fait bonne garde autour de son trésor. Tu laisserais ta tête dans l'aventure sans le moindre profit...
Gauthier allait protester, mais le médecin lui imposa silence. Il se tourna vers Catherine.
— À quel titre espères-tu entrer chez Zobeïda ?
— Je ne sais pas. A titre de servante, peut-être... Est-ce impossible
? Je parle votre langue, grâce à Josse, et je suis bonne comédienne.
A l'appui de ses dires, Catherine raconta à son ami son séjour chez les Tziganes et comment, durant des jours, elle avait soutenu sans faillir un rôle difficile et dangereux.
Je n'agissais que pour nous venger, Arnaud et moi, dit-elle en conclusion. Que ne ferais-je pas quand il s'agit de le reprendre et de retrouver mon unique raison de vivre ? Je vous en supplie, Abou, aidez-moi... aidez-moi à entrer à Al Hamra. Il faut que je le voie, il faut que je sache...
Elle tendait des mains suppliantes et Abou-al-Khayr détourna la tête, gêné de se sentir aussi faible en face des larmes d'une femme. Un long moment il garda le silence.
— C'est de la folie pure ! soupira-t-il enfin... mais je sais depuis longtemps que ce que tu veux, tu le veux bien ! Je te promets d'y penser sérieusement. Mais il faut du temps... Une aventure de ce genre se prépare dans le silence et la réflexion. Laisse-moi ce soin, veux- tu ? Profite un peu, en attendant, de ma maison, de mon jardin.
Tu verras qu'ils offrent beaucoup de douceur. Repose-toi... soigne-toi, dors et vis dans la paix en attendant...
— En attendant ? s'insurgea Catherine. Attendre ? Quel langage me tenez-vous là ? Pensez-vous que j'aie la tête à me reposer, à vivre dans la douceur alors... alors que la jalousie me dévore, avoua-t-elle franchement, et que le désir de le revoir me consume ?
Abou-al-Khayr se releva, glissa ses mains dans ses larges manches et regarda Catherine avec sévérité.
— Eh bien, laisse la jalousie te dévorer, le désir de ton époux te consumer quelques jours encore ! Tu étais affolée, tout à l'heure, devant la beauté de Zobeïda : as-tu donc l'intention de te montrer à l'homme que tu aimes avec des cheveux ternes, une peau criblée de taches de rousseur, des mains durcies par les rênes et un corps maigre de chatte affamée ?
Confuse, Catherine baissa la tête sous l'algarade et devint aussi rouge que les grenades demeurées sur le plateau.
— Je suis devenue si laide ? balbutia-t-elle.
— Tu sais très bien que non, coupa Abou sèchement. Mais, chez nous, la femme ne vit, ne respire que pour plaire à l'homme. Son corps doit être seulement la cassolette aux parfums précieux qu'il aimera respirer, la harpe qu'il se plaira à faire chanter, le jardin de roses et d'oranges où il aimera promener son désir. Ces armes, qui sont celles de Zobeïda, il faut que tu les obtiennes... ou plutôt que tu les retrouves. Après seulement tu pourras lutter a armes égales avec ta rivale. Souviens-toi de la dame au diamant noir qui régnait sur un prince ! Demain je te conduirai moi-même au hammam voisin et je te confierai à Fatima qui s'occupe du quartier des femmes. C'est la plus affreuse vieille que je connaisse et la reine des entremetteuses, mais elle s'y entend comme personne à faire d'une mule efflanquée par la charrue une fringante pouliche à la robe luisante. Et elle m'a de nombreuses obligations : elle fera des merveilles avec toi !
Maintenant, je te laisse. J'ai quelques malades à voir. Nous nous retrouverons ce soir.
Il sortit, avec sa dignité coutumière, laissant Catherine se demander si la « mule efflanquée par la charrue » avait quelque rapport avec elle-même. Elle se le demandait même si visiblement qu'un énorme éclat de rire vint secouer Gauthier et Josse avec un bel ensemble.
Josse finit même par pleurer de rire.
— Je n'ai jamais rien rencontré d'aussi réjouissant que ce petit bonhomme ! hoquetait-il en se tapant sur les cuisses... Oh ! oh ! oh, oh
! oh ! oh !... Non ! c'est trop drôle !
Un moment, Catherine regarda les deux hommes qui se roulaient sur les coussins sous l'emprise du fou rire, en se demandant cette fois si elle allait se fâcher. Mais le rire est communicatif et Catherine n'y résista pas longtemps. Elle prit le parti de faire comme eux.
Les voyant rire de si bon cœur, Gédéon pensa que la politesse l'obligeait à se joindre au concert :
— Ha ! ha ! ha ! ha !... hurla-t-il. Ca... therine !...
Insupporrrrrrrrrtable Catherrrrrrine ! Gloirrrrrre... au duc !...
Un coussin, lancé d'une main sûre par Gauthier, lui coupa la parole.
Étendue de tout son long sur un banc de marbre recouvert d'un drap de bain en coton rouge, s'efforçant de ne penser à rien comme on le lui avait recommandé, Catherine s'abandonnait aux soins que lui prodiguaient Fatima et ses aides. Elle fermait même les yeux pour éviter de rencontrer les gros yeux blancs de Fatima qui était encore plus laide que ne l'avait annoncé Abou-al- Khayr. C'était une énorme Éthiopienne, noire comme de l'encre et qui semblait douée de la force d'un ours. Ses cheveux noirs, épais et crépus étaient courts comme ceux d'un homme mais grisonnaient à peine et ses gros yeux roulaient dans leur orbite, noyés dans une cornée d'un blanc jaunâtre strié de fines veinules rouges. Comme ses deux aides, elle était nue jusqu'à la ceinture et, sous leur peau noire, luisante de sueur, ses énormes seins gonflés comme des pastèques dansaient lourdement au rythme de ses mouvements. De temps en temps, elle retroussait ses épaisses lèvres rouges, laissant filtrer l'éclair blanc de ses dents, puis se remettait à malaxer le corps de la jeune femme avec des mains aussi larges que des battoirs à linge. Lorsque Catherine, étroitement enveloppée dans un grand voile vert, était arrivée au
hammam, montée sur un âne, solennellement escortée par Abou-al-Khayr en personne et suivie à trois pas par les deux Noirs muets, Fatima avait salué profondément puis entrepris avec le médecin une conversation sur un rythme tellement rapide que Catherine n'aurait sans doute rien compris si Abou ne l'avait d'abord avertie de ce qu'il allait dire pour expliquer la présence d'une blonde étrangère dans sa maison.
L'idée était simple, encore que passablement étonnante quand on connaissait la méfiance que le petit médecin nourrissait envers les femmes : il venait d'acheter, à un navire barbaresque relâchant à Almeria, cette belle esclave blonde dont il comptait bien faire les délices de ses vieux jours une fois que Fatima aurait exercé sur elle son art souverain et l'aurait rendue digne de la couche d'un croyant raffiné. Mais il avait demandé à la grosse Éthiopienne de garder toujours Catherine en dehors des autres clientes, craignant, disait-il, que la nouvelle de sa magnifique acquisition ne fit jaser. La mine confite en pruderie, les yeux baissés et les airs émerveillés que prenait son ami faillirent bien venir à bout du sérieux de Catherine, mais Fatima n'y vit que du feu. Ou plutôt, devant les beaux dinars d'or qui coulèrent de la main de son client, elle en conclut que le sage Aboual-Khayr devait être fort amoureux et que, décidément, il ne fallait pas se fier aux apparences. Celui-là, avec sa dignité et ses dédains, était, tout compte fait, comme les autres ! Une belle fille pouvait toujours en venir à bout...