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Ce pli, d'ailleurs, Catherine l'avait remarqué sur la plupart des visages qu'elle avait croisés sur son chemin et, tout de suite, elle avait senti que l'atmosphère de la ville n'était plus la même. L'énorme gaieté flamande, ses cris et son vacarme qui, naguère encore, retentissaient dans Bruges vingt-quatre heures sur vingt-quatre avaient fait place à des murmures, à des voix contenues, à des chuchotements. Dans la salle de la Ronce-Couronnée même, si les nez étaient toujours aussi rouges qui plongeaient dans la mousse des chopes de bière, les yeux, au-dessus, étaient froids et circonspects. On aurait dit que la ville entière retenait son souffle, comme si elle attendait quelque chose...

— Vous m'aviez dit, dame Catherine, que cette belle ville était aussi la plus joyeuse du monde ? reprocha Bérenger. J'en ai connu de plus gaies.

— Elle l'était et plus que je ne saurais dire. Mais les choses vont mal. Rappelez-vous ce que nous a raconté messire Van Eyck...

Entre Luxembourg et Lille, le peintre-ambassadeur avait eu largement le temps de leur brosser un tableau de la situation flamande, un tableau aux couleurs déprimantes.

Après le traité d'Arras qui avait, dix-huit mois plus tôt, ratifié la paix entre la France et la Bourgogne, les Anglais se considérant comme trahis par leur allié bourguignon, s'étaient livrés à toutes sortes de vexations, concernant surtout les trafics maritimes et le commerce des riches cités lainières de Flandre. Leurs troupes avaient en outre ravagé quelques bourgades et si cruellement que le duc Philippe, poussé par Gand et Bruges, avait décidé de mettre le siège devant Calais.

Or, ce siège de Calais avait été un désastre. Ayant plus d'orgueil que de vertus militaires, les riches bourgeois de Gand et de Bruges, voyant que la flotte bourguignonne n'arrivait pas, avaient décidé purement et simplement de s'en aller en dépit des supplications du duc Philippe qui venait tout juste d'accepter un défi en champ clos du duc de Gloucester. La rage au cœur, Philippe avait dû plier bagages sans attendre son adversaire.

À la suite de cela, l'amiral bourguignon Jean de Hornes avait laissé, par pure couardise, les vaisseaux anglais ravager la côte entre Nieuport et le Zwyn, emportant un butin appréciable. L'amiral avait été assassiné mais le port de l'Écluse 1 dont dépendait la plus grande partie du commerce de Bruges s'était refermé comme une huître, chassant les marchands brugeois et se déclarant indépendant.

1 Sluis.

Or, depuis sa fondation l'Écluse était vassale de Bruges qui exerçait sur elle une pleine et entière souveraineté.

Enfin, depuis bien longtemps, les trois grandes cités flamandes : Gand, Bruges et Ypres qui avaient vécu dans une princière indépendance grâce à leur richesse et à leur puissance1 formaient entre elles une sorte de fédération à laquelle le duc Philippe prétendait à présent imposer un quatrième membre : le Franc, autrement dit l'ensemble des communes et villages à vocation agricole ou tisserande qui composaient l'environnement de Bruges et Gand y compris bien entendu l'Écluse. C'était réduire encore les anciens privilèges et la révolte avait grondé dans Bruges où, durant l'été, les puissantes corporations avaient planté leurs bannières sur la place du Marché du Vendredi en signe de mécontentement, réclamé hautement la confirmation de leurs anciens privilèges sur l'Écluse et le Franc.

Cela n'avait rien arrangé, tant s'en faut. Depuis le malheureux siège de Calais, les griefs s'amoncelaient dans l'esprit du duc Philippe (ses espions n'allaient-ils pas jusqu'à prétendre que l'Angleterre payait Bruges et Gand pour y entretenir la rébellion ?) et il se refusait farouchement à confirmer les anciens privilèges. Il menait un jeu subtil et ondoyant, en atermoyant, en gagnant du temps... en préparant peut-être ses forces pour mieux attaquer.

Un véritable dialogue de sourds avait suivi qui n'avait rien arrangé et ne faisait au contraire qu'envenimer les choses.

On en était là et c'est dans cette atmosphère troublée, incertaine et dangereuse que Catherine arrivait pour chercher la solution de ses propres problèmes.

1 Au point qu'un siècle plus tard, l'empereur Charles Quint devait considérer comme le plus important et le plus flatteur de ses titres celui de Bourgeois de Gand.

Mais ces problèmes lui semblaient justement d'une telle importance qu'elle ne s'appesantit pas outre mesure sur les malheurs de cette ville qu'elle aimait pourtant, sinon pour les regretter et souhaiter que tout redevînt bientôt comme par le passé.

Bruges était sortie entièrement de sa vie d'autrefois et, dans cette auberge qui avait entendu ses rires insouciants de jeune fille, elle ne se sentait qu'à peine différente des voyageurs hollandais, écossais ou italiens qui s'y pressaient. Elle s'était d'ailleurs soigneusement gardée de se faire reconnaître ou de donner un nom qui pût réveiller les mémoires.

Sur le conseil de Jean Van Eyck, elle s'était annoncée sous le nom d'une certaine dame Berneberghe, d'Armentières, venue à Bruges pour y faire pèlerinage au Saint-Sang et en obtenir la guérison d'une maladie. Naturellement, son aspect extérieur allait de pair avec le personnage qu'elle prétendait incarner sous une coiffe dont les bavolets compliqués ombrageaient ses traits, la guimpe sévère qui enveloppait ses épaules et son cou ne laissait passer qu'une partie du visage, le linge blanc s'arrêtant sous la lèvre inférieure et au ras des sourcils. Pas un de ses cheveux d'or n'était visible et pas davantage les formes charmantes de son corps sous une robe de drap gris fer taillée à l'allemande qu'elle avait trouvée chez un fripier de Courtrai.

À Bérenger qui s'indignait de voir ainsi accoutrée son élégante maîtresse, Catherine s'était contentée de dire :

— J'ai habité cette ville, jadis, assez longtemps pour que certains puissent encore se souvenir de moi. Oh ! je n'ai certes pas l'outrecuidance de me croire inoubliable et je suis persuadée que l'on m'a largement oubliée... mais je préfère ne courir aucun risque. En outre, je pense que j'aurai plus de chance, ainsi, d'être acceptée par l'épouse de notre ami Van Eyck, si nous l'approchons.

Ce sera sage en effet, soupira Gauthier. D'après ce que j'ai pu comprendre, cette femme doit être une redoutable mégère. J'espère que nous pourrons éviter de la rencontrer.

Catherine l'espérait aussi.

Elle décida même d'éviter soigneusement la dame quand le lendemain Van Eyck vint la visiter à la Ronce-Couronnée. Elle eut en effet du mal à le reconnaître car ce n'était plus le même homme. Le peintre un peu bohème d'autrefois à l'œil acéré, l'ambassadeur ducal à la langue alerte et facilement hautain, le compagnon de voyage aimable et volontiers galant, l'ami passionné, tous ces personnages divers s'étaient fondus en un être monolithique, grave, compassé, à la voix retenue, au ton mesuré, à la politesse exacte : un grand bourgeois. Le fait qu'il s'agît d'un bourgeois de Bruges ne changeait rien à la chose car le ton général de Bruges étant à la mélancolie, Jean s'était fait d'un seul coup plus triste que tous les autres. C'était comme si, avec le velours noir de ses vêtements de ville, il s'était mis un masque.

La vêture austère de Catherine parut le remplir d'aise et, entrant dans le jeu qu'il avait indiqué lui- même, il s'inquiéta de la santé de dame Berneberghe, l'informa à très haute voix du fait que le bedeau responsable de la chapelle du Saint-Sang se tiendrait à sa disposition le soir même pour la mener à la relique et ajouta qu'il se ferait lui-même un devoir de venir la prendre un peu avant le coucher du soleil.

Il avait été décidé, en effet, que la dame-pèlerine ne ferait qu'un très court séjour...

Ayant dit, il s'apprêtait à partir mais cette comédie, qui se déroulait dans la salle de l'auberge, parut tellement distrayante à Catherine qu'elle ne put s'empêcher de la prolonger un peu.

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