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— Nous irons moi et les miens à l'hostellerie de la Ronce-Couronnée. Cela me rappellera le temps où je venais à la foire de Bruges avec mon oncle Mathieu et nous y serons très bien.

— Vous êtes folle ! Vous installer dans une auberge pour y faire une fausse couche ? C'est de la démence ! En ce cas, pourquoi ne pas rentrer tranquillement chez vous ? Avez-vous oublié que vous possédiez une belle maison dans notre ville ? Vous la possédez toujours, savez-vous ?

— Je le sais mais il est impensable que j'y aille. Pour tout le monde ici, je rentre en France. Le duc Philippe devra toujours ignorer mon séjour à Bruges... et la duchesse Isabelle aussi.

— La duchesse ? Que vient-elle faire là-dedans ?

En quelques phrases, Catherine raconta sa brève

entrevue avec l'épouse de son amant, sans se défendre d'un plaisir secret en voyant s'allonger à mesure le visage de son ami. Etant donné la façon dont les choses s'étaient passées et sa déception quand elle avait refusé, hier, de s'attarder à Lille, elle en était venue à penser que Van Eyck n'avait jamais eu réellement l'intention de l'emmener chez lui, qu'il escomptait bel et bien qu'au passage à Lille Catherine verrait Philippe et qu'elle irait ensuite, le plus simplement du monde, occuper son ancienne demeure pour le temps de l'avortement... ou pour plus longtemps peut-être ?

À cette minute, il ressemblait trait pour trait à un renard qu'une poule aurait pris.

— Ainsi, elle sait ? soupira-t-il enfin et sa déception était si évidente que la jeune femme se remit à rire.

— Eh oui, mon pauvre ami, elle sait ! Et comme vous êtes sans doute le plus grand peintre de ce temps, elle ne doit garder aucune illusion sur l'auteur de ces chefs-d'œuvre. Votre facture est inimitable.

— Je me demandais aussi pour quelle raison je m'avais jamais trouvé, auprès de ma souveraine, accueil et sympathie... Je le sais, à présent...

— On ne peut pas plaire à tout le monde. Vous avez l'affection de votre maître, contentez-vous-en ! J'ajoute d'ailleurs qu'il ignore totalement, et la duchesse aussi à plus forte raison, que je suis arrivée ici avec vous et que je vais à Bruges. Pour tous deux, je rentre en France et vais rejoindre mes montagnes d'Auvergne. Il est préférable pour tout le monde qu'ils continuent à le croire. A présent, je vais embrasser Symonne et faire préparer mes garçons...

— Bien ! soupira Van Eyck un peu soulagé tout de même. Après tout vous avez peut-être raison. Partez devant mais n'allez pas trop vite : je vous rejoindrai en route peut-être. Et puis, avant de quitter cette maison, revenez me voir, j'ai encore un ou deux conseils à vous donner afin de faciliter votre séjour. Il n'est peut-être pas utile que l'on vous reconnaisse, là-bas...

Une heure plus tard Catherine, à nouveau flanquée de Gauthier et de Bérenger dévorés de curiosité mais se gardant bien de poser la moindre question, franchissait les remparts de Lille par la porte regardant vers la France afin que les espions de la duchesse puissent croire à son retour au pays natal. Cela allait l'obliger à un assez grand détour car la route de Bruges se trouvait tout juste à l'opposé mais la sagesse et surtout la prudence l'exigeaient.

Elle venait de franchir le pont-dormant et guidait son cheval au milieu des charrettes des forestiers apportant du gibier et les carrioles des marchands entrant ou sortant de la ville quand le bruit d'une cavalcade se fit entendre derrière elle avec les cris des gardes qui criaient « Place

! Place ! »...

Craignant que ce ne fût le Duc, elle s'écarta, fit ranger son cheval sous un arbre noir dont la neige soulignait chaque branche. Tout le trafic d'ailleurs s'arrêtait et, maugréant plus ou moins, paysans et marchands se rangeaient tant bien que mal de chaque côté du chemin tandis qu'une fanfare de trompes éclatait presque à leurs oreilles. Une troupe de cavaliers surgit, précédée de piqueurs et de valets de chiens retenant à pleins poings leurs molosses aux muscles impressionnants.

Catherine frémit. Si c'était le Duc et si elle était reconnue elle serait immanquablement retenue à Lille d'où elle pouvait être à peu près certaine que la duchesse Isabelle ne la laisserait sans doute plus sortir vivante...

Mais ce n'était pas le Duc. C'étaient, chevauchant botte à botte sur de superbes chevaux normands, le connétable de Richemont et le roi René qui armés d'épieux sertis d'or massif s'en allaient courre le sanglier. Néanmoins le soupir de soulagement de Catherine ne dura qu'un très court instant et elle ne put s'empêcher de jurer entre ses dents. Le regard froid du prince breton accoutumé à surveiller continuellement ses entours venait de s'arrêter sur son visage, attiré sans doute par l'élégance inattendue de cette femme vêtue de velours et de renard noir.

Epouvantée, Catherine vit la froideur se changer en surprise et en intérêt. Le Connétable de France esquissait déjà un sourire et elle comprit qu'il l'avait reconnue. Alors, délibérément, elle détourna la tête, baissant autant qu'elle le pouvait son capuchon sur son visage.

— Mais... fit Gauthier stupéfait, pourquoi ne voulez-vous pas le voir, dame Catherine ? C'est messire de Richemont ! C'est votre ami.

— Peut-être ! mais je n'ai pas envie de le voir ! Pour l'amour du Ciel, Gauthier, quittez cet air idiot !... Le Connétable de France est bien la dernière personne que j'aie envie de rencontrer en pays bourguignon et vous devriez le comprendre.

— J'ai peur en ce cas qu'il ne vous ait reconnue...

— Moi aussi ! Mais peut-être, croyant à une ressemblance, n'attachera-t-il guère d'importance à cette rencontre.

Il ne manquerait plus, en effet, qu'Arthur de Riche- mont la crût passée à l'ennemi !...

Quand elle osa relever la tête la cavalcade était passée et s'éloignait vers l'est tandis que l'embouteillage des carrioles envahissait de nouveau le chemin...

La vue de Bruges sous son ciel d'hiver arracha un cri d'admiration à Bérenger et un long sifflement au froid Gauthier. Surgie de la plaine blanche moirée de longs canaux glauques, elle paraissait immense mais trouvait moyen de ne pas faire étalage de sa puissance en parant de grâce jusqu'à ses remparts.

Bâtie sur l'eau de la Reie comme Venise, sa rivale méditerranéenne, sur sa lagune, la reine des Flandres dressait vers des cieux sans cesse changeants ses dentelles de pierre blonde qui semblaient enfermer dans leur épaisseur ce soleil qui leur faisait si souvent défaut. Et, sous la gigantesque flèche légèrement penchée du beffroi où les veilleurs se trouvaient si haut qu'ils se croyaient à mi-chemin de Dieu, ce n'étaient que pignons dorés ponctuant fastueusement le moutonnement des tuiles roses qui, peu à peu, remplaçaient le chaume et le bois.

Ainsi le voulait le Duc, fier de sa belle cité et désireux de préserver ses merveilles des incendies continuels. Il n'était jusqu'à sa ceinture de défense qui, posée sur l'eau profonde, ne se parât d'une broderie de saules, de buissons et de lierre. Défendue par ses canaux et ses lacs, Bruges avait à peine besoin de ses murailles...

L'image était belle, pure, nette comme une enluminure précieuse.

Et brusquement tout se brouilla. Le vent se leva en hurlant et charriant dans ses tourbillons la neige encore fraîche, bouleversant la belle image comme dans ces boules de verre avec lesquelles jouent les enfants. Et les voyageurs se hâtèrent vers la porte de Courtrai, avides d'un abri et de la chaleur d'un coin de feu.

L'auberge de la Ronce-Couronnée, dans la Wollestraat, l'active rue aux Laines, leur offrit tout cela avec en outre pour Catherine le parfum des souvenirs d'antan. Rien n'y avait changé en apparence.

C'était toujours la même impeccable propreté, les mêmes rutilances de cuivres et d'étains briqués à grand renfort de son et d'huile de coude, les mêmes effluves gourmandes montant des vastes cheminées, et le ventre de maître Cornélis, le propriétaire, était peut-être plus rebondi encore que par le passé, même si son haut bonnet blanc laissait passer plus de mèches grises que de mèches blondes... même si un gros pli soucieux creusait à présent son front rose et sa bouche bien nourrie.

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