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— Encore !... En ce cas pourquoi n'êtes-vous pas venue avec lui ?

Dame Morel faisait partie de son escorte...

— Elle me l'avait offert mais j'étais malade alors, incapable de voyager. Je suis restée tranquillement chez elle jusqu'à mon rétablissement et...

— ... et à présent vous voilà ! Pour une seule nuit ? Et... où comptez-vous aller demain ?

— Mais... je l'ai déjà dit, monseigneur : je rentre chez moi près des miens...

— À Montsalvy ?

— À Montsalvy !

— Où, j'imagine votre époux vous attend avec impatience ?

Une aigreur jalouse perçait dans la voix du Duc. C'était un nouveau piège à éviter. Calmement, Catherine hocha la tête.

— Mon époux sert le Roi... et le Roi doit être encore dans les États du comte de Foix.

— Ce qui veut dire que messire Arnaud doit se trouver lui aussi quelque part dans le sud. Vous n'êtes donc pas si pressée de rentrer, madame, et puisque vous avez pris tant de risques, dépensé tant de temps et de fatigue pour le service de René d'Anjou, vous souffrirez bien d'en dépenser un peu pour celui d'un... ancien ami ? Ou bien n'y a-t-il point de place pour moi dans l'ordre de votre chevalerie personnelle ?

Catherine plongea dans une profonde révérence destinée surtout à dissimuler son embarras. Elle ne s'en tirerait pas aussi facilement qu'elle l'avait espéré.

— La première place... toujours... a appartenu à Votre Seigneurie !

— Eh bien prouvez-le-moi !

— De quelle manière ?

— En participant tout à l'heure au banquet des Rois. On va vous conduire à un appartement où vous pourrez faire toilette...

— Mais, monseigneur...

— Pas de mais ! Je ne l'accepterai pas. Ce soir vous serez mon hôte pour la dernière fois peut-être. Si vous tenez tant à passer une nuit chez dame Morel vous y passerez celle de demain. Mais cette nuit des Rois je la réclame pour... la Bourgogne. Ainsi vous pourrez retrouver d'un seul coup beaucoup d'anciens amis...

— Mais c'est impossible ! Comment faire accepter à la duchesse votre épouse la présence à sa table d'une...

— ... ancienne maîtresse ? Il faudrait pour cela qu'elle vous connaisse. En outre, il y a beau temps que ce genre de chose ne la trouble plus. Elle n'aime au monde que son fils et Dieu !

— Peut-être parce que vous ne lui permettez d'aimer que son fils et Dieu ?...

— Elle est bien trop grande dame pour la chaleur de l'amour. Son corps m'a donné un fils vigoureux mais ne semble pas disposé à m'en donner d'autres ! Au surplus, et si je vous ai bien comprise, n'êtes-vous pas, en quelque sorte, ambassadrice de la reine Yolande auprès de son fils ? Dès lors rien de plus naturel que votre présence. Vous avez pu voir d'ailleurs que le connétable de Richemont est aussi de mes hôtes. Vous êtes également amis je crois ?

— Très !... soupira Catherine en se demandant quel accueil allait lui réserver le Breton. Mais... j'aimerais autant ne pas le rencontrer ici

!

Le sourire qui était revenu sur le visage de Philippe se fit sardonique.

Pourquoi donc ? Vous craignez qu'il ne rap porte au seigneur de Montsalvy votre présence à notre cour ? Quelle idée ! Un ambassadeur n'a pas de ces craintes. Et puis, Richemont n'est pas fort bavard ! Acceptez-vous ?

— C'est un ordre ?

— Mais non... une simple prière-

Mais une prière qu'il eût été vraisemblablement dangereux d'ignorer. Et puis, Catherine avait trop l'expérience des mauvais tours que Philippe, sous les dehors de la plus exquise courtoisie, s'entendait comme personne à machiner pour ne pas sentir où se trouvait son intérêt. Il fallait accepter... ou feindre d'accepter.

Elle le fit dans une révérence protocolaire se bornant à prier seulement qu'on lui permît de rejoindre ses bagages chez Symonne afin de s'y préparer pour le banquet. Mais le Duc refusa.

— Il ne saurait être question de demi-mesures, madame. Je désire que vous soyez pour cette nuit entière l'hôte de ce palais. Après tout, je ne vous demande rien... qu'un peu d'illusion : je veux m'imaginer un instant que, par la magie des Trois Rois, le temps est revenu. Je vais vous faire conduire à votre appartement...

Il frappa dans ses mains et presque aussitôt un homme portant les nouvelles couleurs du Duc, gris et noir, en épais satin brodé d'or apparut, s'inclina silencieusement.

— Conduisez la comtesse de Montsalvy à l'appartement que j'ai donné ordre de préparer. Quant à vous, madame, nous nous reverrons.

Dans un moment j'enverrai vous chercher celui qui sera, pour ce soir, votre chevalier servant, pour qu'il vous mène à table. Rassurez-vous, ajouta-t-il avec un sourire, ce sera encore un ami-Tout en suivant son guide, Catherine commença par le prier de prévenir son écuyer et son page mais il lui fut répondu que les deux jeunes gens avaient été conduits quelques minutes plus tôt chez dame Morel-Sauvegrain puisqu'ils n'avaient aucun service à assurer ce soir auprès de leur maîtresse... Décidément, Philippe ne laissait rien au hasard...

Lorsque après une infinité de couloirs, de galeries, de passages et d'escaliers son guide ouvrit une porte épaisse et basse puis s'effaça pour la laisser passer, Catherine, lorsqu'elle eut franchi le seuil qui lui parut celui d'une aurore, s'arrêta, médusée, doutant du témoignage de ses yeux... La chambre qu'elle découvrait, joyeusement éclairée par le grand feu flambant dans la cheminée de pierre blanche et par une forêt de bougies roses, c'était la sienne ! C'était exactement la chambre qui avait été décorée pour elle à Bruges, celle où elle avait connu tant de nuits d'amour avec Philippe, qu'elle avait quittée huit ans plus tôt pour s'en aller au chevet de son fils mourant et où, jamais, elle n'était revenue.

Comme dans un rêve, elle s'avança sur les épaisses fourrures blanches jetées sur le dallage, détaillant avec stupeur le merveilleux velours de Gênes rose des tentures, les meubles d'argent, les chandeliers massifs, les grands lis des vases, les miroirs et même, timbrant la hotte de la cheminée, les armes qu'au temps de son règne elle s'était choisies : la chimère bleue sur champ d'argent... Tout était exactement semblable au décor dont elle gardait encore le souvenir si vivant, tout jusqu'à la robe de satin blanc brodée de perles étalée sur la courtepointe rose et argent. Tout ce qu'elle avait laissé à Bruges... et qu'elle retrouvait à Lille...

L'évocation fut si précise, si vivante qu'instinctivement Catherine se tourna vers la petite porte à demi cachée par les rideaux du lit et qui menait à la pièce des bains, s'attendant à la voir s'ouvrir et Sara apparaître sur le seuil... Pour échapper à ce qu'elle crut être une hallucination, elle ferma les yeux, appuyant même ses mains sur ses oreilles pour mieux isoler son esprit, essayant de calmer l'émotion soudaine qui accélérait les battements de son cœur. Mais quand elle ouvrit les yeux, quand ses mains retombèrent, tout était encore semblable... à une seule exception près : en face d'elle le miroir vénitien lui renvoyait l'image grise et terne d'un jeune homme aux houseaux tachés de boue, au visage pâle sous les plis du chaperon défraîchi, un jeune homme qui jurait effroyablement avec cette chambre précieuse dans laquelle il semblait ne pouvoir se résoudre à s'avancer.

Deux femmes surgirent alors sans que Catherine sût dire d'où elles apparaissaient, deux femmes à la peau sombre, vêtues de blanc, des esclaves peut-être achetées à Venise ou à Gênes et amenées jusqu'aux rives de la mer du Nord. Philippe, elle le savait depuis longtemps, appréciait leurs services attentifs et pratiquement muets... Elles saluèrent profondément puis, avec de grands rires neigeux qui illuminaient leur teint luisant, elles s'emparèrent de Catherine et en un rien de temps la débarrassèrent de son attirail de coureur des grands chemins.

Les houseaux, les chausses collantes, le pourpoint, le camail qui enserrait la tête, la chemise, tout vola, tout disparut comme par enchantement et le miroir cette fois rendit à Catherine une autre image d'autrefois : celle de sa nudité sensuelle et grande sur laquelle les mains noires, avec des gestes émerveillés, étalaient le manteau fabuleux des cheveux d'or dénoués.

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