Pliant le genou dans un profond salut qui maintenait les distances, elle murmura :
— Monseigneur !...
Repoussant le cérémonial qu'elle prétendait lui imposer, le Duc fut près d'elle en trois pas rapides, la prit aux épaules pour la relever avec une force irrésistible et la maintint à bout de bras pour mieux la regarder. Elle S'étonna du changement soudain qui s'était produit en lui. Le prince froid et solennel de tout à l'heure avait complètement disparu pour faire place à un homme heureux.
— Cela existe donc les miracles ? s'écria-t-il chaleureusement.
Voilà tant d'années, Catherine, que j'implore le Ciel de te ramener à moi ! Quand je t'ai aperçue tout à l'heure, quand j'ai compris dans un éclair qu'il m'avait enfin entendu...
— Il ne vous a pas entendu, monseigneur : je ne vous reviens pas...
Sur le point de l'attirer à lui, il s'arrêta, fronçant déjà le sourcil :
— Non ? En ce cas que fait en Flandres la dame de Montsalvy... et sous des habits d'homme ?
— Il y a bien longtemps que j'ai, pour voyager, adopté ce costume infiniment plus commode qu'une robe à traîne dans les longues chevauchées. Vous le saviez, jadis...
— Soit ! Mais cela ne dit pas ce que vous venez chercher dans mes États, madame, puisque apparemment la pensée... affectueuse d'en visiter le prince ne vous était même pas venue. Répondez-moi franchement : si je ne vous avais fait chercher, vous aurais-je rencontrée ?
— Non, monseigneur. Je ne me suis arrêtée à Lille que pour une nuit...
Elle sentit alors qu'il s'éloignait d'elle. Le duc de Bourgogne venait de reparaître dans sa majesté distante et son humeur soupçonneuse. Cela n'arrangeait pas plus Catherine que l'empressement de tout à l'heure.
Quelle raison valable lui donner de ce voyage ? Fallait-il à lui aussi en dévoiler la vraie raison, ressusciter encore une fois avec des mots l'horreur du Moulin-Brûlé, retrouver la honte, avouer qu'elle s'en allait à Bruges chercher l'avorteuse qui la libérerait du fardeau tangible de sa malédiction ? Brusquement elle sourit, sachant le pouvoir de cette arme bien féminine sur Philippe. Une idée lui venait...
— Le temps d'embrasser une amie chère, simplement ! enchaîna-t-elle si naturellement que le Duc ne remarqua pas l'hésitation.
— Le nom de cette amie ?
— Dame Morel-Sauvegrain, chez qui je suis restée quelque temps à Dijon cet automne.
— Tiens donc ? Voilà une amitié que j'ignorais et qui doit être bien vive pour avoir arraché la comtesse de Montsalvy à ses montagnes d'Auvergne, à la cour du roi Charles... à un époux bien-aimé, plus aimé que ne fut jamais époux sous la lumière du soleil ! À
moins que ladite amitié ne soit que prétexte à une curiosité... peut-être profitable...
Le sourire de Catherine s'effaça. Redressant bien haut sa petite tête fière, elle planta avec indignation son regard violet dans les yeux froids du prince.
— Souffrez que je vous arrête, monseigneur ! Dans une seconde Votre Altesse va me traiter d'espionne.
— J'avoue que le mot me venait à l'esprit, fit-il avec un petit rire déplaisant. N'appartenez-vous pas corps et âme à l'ennemi ?
— L'ennemi ? Le duc de Bourgogne semble faire bon marché de ce fameux traité d'Arras si cruel au cœur de tout bon sujet du roi Charles ! J'avais entendu dire que les ennemis de Votre Seigneurie se cherchaient plutôt, à présent, de l'autre côté de la Manche et que les fleurs de lys de France et de Bourgogne avaient désormais le droit de pousser de conserve. Me serais-je trompée ?
— Non pas ! Le traité a trop d'avantages pour que je le dédaigne.
— C'est encore heureux !
Le ton était si raide que, malgré lui, Philippe se mit à rire : Il semble que vous n'ayez pas changé, comtesse ! Vous possédez toujours au suprême degré l'art, si féminin, de retourner les rôles et de vous faire accusatrice pour éviter d'être accusée. Pourtant... vous ne vous en tirerez pas si aisément. Je veux savoir pourquoi vous êtes allée à Dijon et pourquoi vous suivez à présent dame Symonne jusqu'ici.
— Messire de Roussay qui a escorté jusqu'ici le roi de Sicile n'a-t-il rien dit de ce qui s'était passé certain soir, dans la tour Neuve, voici quelques semaines ? N'a-t-il rien dit d'une tentative d'assassinat perpétrée contre la personne du Roi ?...
— Si fait ! C'est même la première raison qui m'a poussé à le faire venir ici. Le danger avait été trop grand et la réussite d'un tel projet pouvait avoir des conséquences dramatiques. Mais comment pouvez-vous savoir cela, vous ?
— Simplement parce que j'étais au palais ce soir- là. La Très Haute Dame Yolande, duchesse d'Anjou et mère du roi René, dont je suis dame d'atours m'avait chargée, puisque je me rendais en Bourgogne au chevet de ma mère mourante, de m'assurer que son fils était bien traité et ne souffrait de rien de plus que de la privation de liberté. Le ciel a voulu que je me trouve là... juste à temps pour constater que messire de Roussay montait bonne et sûre garde.
— Alors pourquoi ne m'en a-t-il rien dit ?
— Parce que je l'en avais prié. Nous sommes de vieux amis, vous le savez bien, monseigneur et... je ne voulais pas réveiller certains souvenirs dans la mémoire de Votre Altesse au simple bruit de mon nom... sans doute parce que j'ignorais comment ils seraient reçus. En se taisant, Jacques s'est comporté à la fois en bon serviteur de son duc... et en fidèle ami.
— Votre mère est morte ? Je l'ignorais...
— Elle repose désormais à Châteauvillain, chez dame Ermengarde qui l'avait accueillie en amie.
Le son de la dernière parole s'éteignit. Vint un silence troublé seulement par le crissement léger des poulaines de Philippe qui s'était mis à marcher lentement le long de la galerie, les mains nouées derrière son dos. Au bout d'un moment qui parut interminable à Catherine, il murmura :
— C'est encore un de vos talents cela : vous créer des amis à toute épreuve ! Comment faites-vous ?
— La recette est simple, monseigneur. Il suffit d'aimer...
— Le mot est trop grand.
— Pourquoi ? J'ai toujours pensé que l'amitié c'était l'amour privé de ses ailes, l'amour... quotidien, paisible, dévoué, et qui, débarrassé de la chair et de ses outrances, ne ment jamais, ne blesse jamais !
— Vous en parlez comme une prêtresse de son dieu ! fit-il avec un peu d'agacement. C'est un culte, ma parole, et j'imagine que c'est ce culte qui vous a jetée sur les chemins impossibles de l'hiver pour passer... une seule nuit chez une amie ? J'avoue que j'ai peine à y croire.
— C'est normal. J'ajoute qu'en venant chez Symonne je comptais joindre l'agréable à l'utile. Je souhaitais, en effet, m'assurer, avant de retourner vers les miens, et afin que je puisse considérer ma mission comme entièrement remplie, que le roi René recevait du grand-duc d'Occident l'accueil que l'on doit à un cousin et que plus aucun danger ne le menaçait.
Catherine avait débité son énorme mensonge avec un aplomb et un calme qui la surprit elle-même. C'était presque trop parfait et elle craignit un instant que cela ne ressemblât un peu à une leçon soigneusement apprise. Mais Philippe était trop occupé à se mettre en colère pour s'en apercevoir.
— L'accueil que l'on doit à un cousin ? Ma parole, cette péronnelle me prend pour un boutiquier ? Ah çà, madame de Montsalvy, imaginez-vous qu'un duc de Bourgogne puisse attendre de quiconque un conseil sur sa façon de recevoir ?...
— Ce n'est pas cela...
Non ? Alors quoi ? Vous vouliez voir si je n'avais pas fait venir votre précieux roitelet pour l'égorger au coin d'un bois ou bien lui offrir une coupe de mon merveilleux vin de Beaune déshonoré par un poison ?...
Et d'abord, pourquoi vous intéressez-vous à ce point à ce benêt ? Vous l'aimez peut- être ?
Le long visage vexé de Philippe avait quelque chose de comique et Catherine se permit un sourire :
— Je l'aime... bien ! C'est un ami !