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– Tiens, c’est mon nom et mon adresse. Tu peux venir quand tu veux. J’ai un ami qui s’occupe des enfants.

– Un psychiatre, j’ai dit.

Là, ça l’a soufflée.

– Pourquoi dis-tu cela ? Ce sont les pédiatres qui s’occupent des enfants.

– Seulement quand ils sont bébés. Après, c’est les psychiatres.

Elle se taisait et me regardait comme si je lui avais fait peur.

– Qui t’a appris cela ?

– J’ai un copain, le Mahoute, qui connait la question parce qu’il se fait désintoxiquer. C’est à Marmottan qu’on lui fait ça.

Elle a posé sa main sur la mienne et elle s’est penchée sur moi.

– Tu m’as dit que tu as dix ans, n’est-ce pas ?

– Un peu, oui.

– Tu en sais des choses pour ton âge… Alors, c’est promis ? Tu viendras nous voir ?

J’ai léché ma glace. Je n’avais pas le moral et les bonnes choses sont encore mieux quand on a pas le moral. J’ai souvent remarqué ça. Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur goût que d’habitude.

– Vous avez déjà quelqu’un.

Elle ne me comprenait pas, à la façon qu’elle me regardait.

J’ai léché ma glace en la regardant droit dans les yeux, avec vengeance.

– Je vous ai vue, tout à l’heure, quand on a failli se rencontrer. Vous êtes revenue à la maison et vous avez déjà deux mômes. Ils sont blonds comme vous.

– Tu m’as suivie ?

– Ben oui, vous m’avez fait semblant.

Je ne sais pas ce qu’elle a eu tout d’un coup, mais je vous jure qu’il y avait du monde dans la façon qu’elle me regardait. Vous savez, comme si elle avait quatre fois plus dans les yeux qu’avant.

– Écoute-moi, mon petit Mohammed…

– On m’appelle plutôt Momo, parce que Mohammed, il y en a trop à dire.

– Écoute, mon chéri, tu as mon nom et adresse, ne les perds pas, viens me voir quand tu veux… Où est-ce que tu habites ?

Là, pas question. Une môme comme ça, si elle débarquait chez nous et apprenait que c’est un clandé pour fils de putes, c’était la honte. C’est pas que je comptais sur elle, je savais qu’elle avait déjà quelqu’un, mais les fils de putes pour les gens bien, c’est tout de suite des proxynètes, des maquereaux, la criminalité et la délinquance infantile. On a vachement mauvaise réputation chez les gens bien, croyez-en ma vieille expérience. Ils vous prennent jamais, parce qu’il y a ce que le docteur Katz appelle l’influence du milieu familial et là les putes pour eux, c’est ce qu’il y a de pire. Et puis ils ont peur des maladies vénériennes chez les mômes qui sont tous héréditaires. J’ai pas voulu dire non mais je lui ai donné une adresse bidon. J’ai pris son papier et je l’ai mis dans ma poche, on ne sait jamais, mais il y a pas de miracles. Elle a commencé à me poser des questions, je disais ni oui ni non, j’ai bouffé encore une glace, à la vanille, c’est tout. La vanille, c’est la meilleure chose au monde.

– Tu feras connaissance avec mes enfants et nous irons tous à la campagne, à Fontainebleau… Nous avons une maison là-bas…

– Allez, au revoir.

Je me suis levé d’un seul coup parce que je lui avais rien demandé et je suis parti en courant avec Arthur.

Je me suis amusé un peu à faire peur aux voitures en passant devant au dernier moment. Les gens ont peur d’écraser un môme et ça me faisait jouir de sentir que ça leur faisait quelque chose. Ils donnent des coups de frein terribles pour ne pas vous faire mal et c’est quand même mieux que rien. J’avais même envie de leur faire encore plus peur que ça mais c’était pas dans mes moyens. Je n’étais pas encore sûr si j’allais être dans la police ou dans les terroristes, je verrai ça plus tard quand j’y serai. En tout cas, il faut une bande organisée, parce que seul, c’est pas possible, c’est du trop petit. Et puis j’aime pas tellement tuer, plutôt au contraire. Non, ce que j’aimerais, c’est d’être un mec comme Victor Hugo. Monsieur Hamil dit qu’on peut tout faire avec les mots mais sans tuer des gens et que j’aurai le temps, je vais voir. Monsieur Hamil dit que c’est ce qu’il y a de plus fort. Si vous voulez mon avis, si les mecs à main armée sont comme ça, c’est parce qu’on les avait pas repérés quand ils étaient mômes et ils sont restés ni vus ni connus. Il y a trop de mômes pour s’en apercevoir, il y en a même qui sont obligés de crever de faim pour se faire apercevoir, ou alors, ils font des bandes pour être vus. Madame Rosa me dit qu’il y a des millions de gosses qui crèvent dans le monde et qu’il y en a même qui se font photographier. Madame Rosa dit que le zob est l’ennemi du genre humain et que le seul type bien parmi les médecins, c’est Jésus, parce qu’il n’est pas sorti d’un zob. Elle disait que c’était un cas exceptionnel. Madame Rosa dit que la vie peut être très belle mais qu’on ne l’a pas encore vraiment trouvée et qu’en attendant il faut bien vivre. Monsieur Hamil m’a aussi dit beaucoup de bien de la vie et surtout des tapis persans.

En courant parmi les voitures pour leur faire peur, car un môme écrasé je vous jure que ça ne fait plaisir à personne, j’avais beaucoup d’importance, je sentais que je pouvais leur causer des ennuis sans fin. Je n’allais pas me faire écraser uniquement pour les faire chier, mais je leur faisais vachement de l’effet. Il y a un copain, le Claudo on l’appelle, qui s’est fait renverser comme ça en jouant au con et il a eu droit à trois mois de soins â l’hôpital, alors qu’à la maison, s’il avait perdu une jambe, son père l’aurait envoyé la chercher.

Il faisait déjà nuit et Madame Rosa commençait peut-être à avoir peur parce que je n’étais pas là. Je courais vite pour rentrer, car je m’étais donné du bon temps sans Madame Rosa et j’avais des remords.

J’ai tout de suite vu qu’elle s’était encore détériorée pendant mon absence et surtout en haut, à la tête, où elle allait encore plus mal qu’ailleurs. Elle m’avait souvent dit en rigolant que la vie ne se plaisait pas beaucoup chez elle, et maintenant ça se voyait. Tout ce qu’elle avait lui faisait mal. Il y avait déjà un mois qu’elle ne pouvait plus faire le marché à cause des étages et elle me disait que si j’étais pas là pour lui donner des soucis, elle n’aurait plus aucun intérêt à vivre.

Je lui ai raconté ce que j’ai vu dans cette salle où l’on revenait en arrière, mais elle a seulement soupiré et nous avons fait dînette. Elle savait qu’elle se détériorait rapidement mais elle faisait encore très bien la cuisine. La seule chose qu’elle ne voulait pour rien au monde, c’était le cancer, et là elle avait de la veine vu que c’était la seule chose qu’elle n’avait pas. Pour le reste, elle était tellement endommagée que même ses cheveux s’étaient arrêtés de tomber parce que la mécanique qui les faisait tomber s’était détériorée elle aussi. Finalement, j’ai couru appeler le docteur Katz et il est venu. Il n’était pas tellement vieux mais il ne pouvait plus se permettre les escaliers qui se portent au cœur. Il y avait là deux ou trois mômes à la semaine dont deux partaient le lendemain et le troisième à Abidjan où sa mère allait se retirer dans un sex-shop. Elle avait fêté sa dernière passe deux jours auparavant, après vingt ans aux Halles, et elle a dit à Madame Rosa qu’après elle était toute émue, elle avait l’impression d’avoir vieilli d’un seul coup. On a aidé le docteur Katz à monter en le soutenant de tous les côtés et il nous a fait sortir pour examiner Madame Rosa. Quand on est revenu, Madame Rosa était heureuse, ce n’était pas le cancer, le docteur Katz était un grand médecin et avait fait du bon boulot. Après, il nous a tous regardés, mais quand je dis tous, ce n’était plus que des restes et je savais que j’allais bientôt être seul, là-dedans. Il y avait une rumeur d’Orléans que la Juive nous affamait. Je ne me souviens même plus des noms des trois autres mômes qu’il y avait là, sauf une fille qui s’appelait Édith, Dieu sait pourquoi, car elle avait pas plus de quatre ans.

– Qui est l’ainé, là-dedans ?

Je lui ai dit que c’était Momo comme d’habitude, car j’ai jamais été assez jeune pour éviter les emmerdes.

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