– Il est beau, avec son visage tout vert. Pourquoi lui as-tu fait un visage vert ?
Elle sentait si bon que j’ai pensé à Madame Rosa, tellement c’était différent.
– C’est pas un visage, c’est un chiffon. Ça nous est interdit, les visages.
– Comment ça, interdit ?
Elle avait des yeux bleus très gais, assez gentils et elle était accroupie devant Arthur, mais c’était pour moi.
– Je suis arabe. C’est pas permis, les visages, dans notre religion.
– De représenter un visage, tu veux dire ?
– C’est offensant pour Dieu.
Elle me jeta un coup d’œil, mine de rien, mais je voyais bien que je lui faisais de l’effet.
– Tu as quel âge ?
– Je vous l’ai déjà dit la première fois qu’on s’est vus. Dix ans. C’est aujourd’hui que je viens d’avoir ça. Mais ça compte pas, l’âge. Moi j’ai un ami qui a quatre-vingt-cinq ans et qui est toujours là.
– Tu t’appelles comment ?
– Vous me l’avez déjà demandé. Momo.
Après, il a fallu qu’elle travaille. Elle m’a expliqué que c’était ce qu’on appelle chez eux une salle de doublage. Les gens sur l’écran ouvraient la bouche comme pour parler mais c’étaient les personnes dans la salle qui leur donnaient leurs voix. C’était comme chez les oiseaux, ils leur fourraient directement leurs voix dans le gosier. Quand c’était raté la première fois et que la voix n’entrait pas au bon moment, il fallait recommencer. Et c’est là que c’était beau à voir : tout se mettait à reculer. Les morts revenaient à la vie et reprenaient à reculons leur place dans la société. On appuyait sur un bouton, et tout s’éloignait. Les voitures reculaient à l’envers et les chiens couraient à reculons et les maisons qui tombaient en poussière se ramassaient et se reconstruisaient d’un seul coup sous vos yeux. Les balles sortaient du corps, retournaient dans les mitraillettes et les tueurs se retiraient et sautaient par la fenêtre à reculons. Quand on vidait l’eau, elle se relevait et remontait dans le verre. Le sang qui coulait revenait chez lui dans le corps et il n’y avait plus trace de sang nulle part, la plaie se refermait. Un type qui avait craché reprenait son crachat dans la bouche. Les chevaux galopaient à reculons et un type qui était tombé du septième étage était récupéré et rentrait dans la fenêtre. C’était le vrai monde à l’envers et c’était la plus belle chose que j’aie vue dans ma putain de vie. A un moment, j’ai même vu Madame Rosa jeune et fraîche, avec toutes ses jambes et je l’ai fait reculer encore plus et elle est devenue encore plus jolie. J’en avais des larmes aux yeux.
J’y suis resté un bon moment parce que je n’étais pas urgent nulle part ailleurs et qu’est-ce que je me suis régalé. J’aimais surtout quand la bonne femme à l’écran était tuée, elle restait un moment morte pour faire de la peine, et puis elle était soulevée du sol comme par une main invisible, se mettait à reculer et retrouvait la vraie vie. Le type pour qui elle disait « mon amour, mon pauvre amour » avait l’air d’une belle ordure mais c’était pas mes oignons. Les personnes présentes voyaient bien que ça faisait mon bonheur, ce cinéma, et ils m’ont expliqué qu’on pouvait prendre tout à la fin et revenir comme ça jusqu’au commencement, et l’un d’eux, un barbu, s’est marré et a dit « jusqu’au paradis terrestre ». Après il a ajouté : « Malheureusement, quand ça recommence, c’est toujours la même chose. » La blonde m’a dit qu’elle s’appelait Nadine et que c’était son métier de faire parler les gens d’une voix humaine au cinéma. J’avais envie de rien tellement j’étais content. Vous pensez, une maison qui brûle et qui s’écroule, et puis qui s’éteint et qui se relève. Il faut voir ça avec ses yeux pour y croire, parce que les yeux des autres, c’est pas la même chose.
Et c’est là que j’ai eu un vrai événement. Je ne peux pas dire que je suis remonté en arrière et que j’ai vu ma mère, mais je me suis vu assis par terre et je voyais devant moi des jambes avec des bottes jusqu’aux cuisses et une mini-jupe en cuir et j’ai fait un effort terrible pour lever les yeux et pour voir son visage, je savais que c’était ma mère mais c’était trop tard, les souvenirs ne peuvent pas lever les yeux. J’ai même réussi à revenir encore plus loin en arrière. Je sens autour de moi deux bras chauds qui me bercent, j’ai mal au ventre, la personne qui me tient chaud marche de long en large en chantonnant, mais j’ai toujours mal au ventre, et puis je lâche un étron qui va s’asseoir par terre et j’ai plus mal sous l’effet du soulagement et la personne chaude m’embrasse et rit d’un rire léger que j’entends, j’entends, j’entends…
– Ça te plaît ?
J’étais assis dans un fauteuil et il n’y avait plus rien sur l’écran. La blonde était venue près de moi et ils ont fait régner la lumière.
– C’est pas mal.
Après j’ai eu encore droit au mec qui prenait une dégelée de mitraillette dans le bide parce qu’il était peut-être caissier à la banque ou d’une bande rivale et qui gueulait « ne me tuez pas, ne me tuez pas ! » comme un con, parce que ça sert à rien, il faut faire son métier. J’aime bien au ciné quand le mort dit « allez messieurs faites votre métier » avant de mourir, ça indique la compréhension, ça sert à rien de faire chier les gens en les prenant par les bons sentiments. Mais le mec trouvait pas le ton qu’il fallait pour plaire et ils ont dû le faire reculer encore pour remettre ça. D’abord il tendait les mains pour arrêter les balles et c’est là qu’il gueulait « non, non ! » et « ne me tuez pas, ne me tuez pas ! » avec la voix du mec dans la salle qui faisait ça au micro en toute sécurité. Ensuite il tombait en se tordant car ça fait toujours plaisir au cinéma et puis il ne bougeait plus. Les gangsters y mettaient encore un coup pour s’assurer qu’il n’était pas capable de leur nuire. Et alors que c’était déjà sans espoir, tout se remettait en marche à l’envers et le mec se soulevait dans les airs comme si c’était la main de Dieu qui le prenait et le remettait sur pied pour pouvoir encore s’en servir.
Après on a vu d’autres morceaux et il y en avait qu’il fallait faire reculer dix fois pour que tout soit comme il faut. Les mots se mettaient aussi en marche arrière et disaient les choses à l’envers et ça faisait des sons mystérieux comme dans une langue que personne ne connaît et qui veut peut-être dire quelque chose.
Quand il n’y avait rien sur l’écran, je m’amusais à imaginer Madame Rosa heureuse, avec tous ses cheveux d’avant-guerre et qui n’était même pas obligée de se défendre parce que c’était le monde à l’envers.
La blonde m’a caressé la joue et il faut dire qu’elle était sympa et c’était dommage. Je pensais à ses deux mômes, ceux que j’avais vus et c’était dommage, quoi.
– Ça a vraiment l’air de te plaire beaucoup.
– Je me suis bien marré.
– Tu peux revenir quand tu veux.
– J’ai pas tellement le temps, je vous promets rien.
Elle m’a proposé d’aller manger une glace et j’ai pas dit non. Je lui plaisais aussi et quand je lui ai pris la main pour qu’on marche plus vite, elle a souri. J’ai pris une glace au chocolat fraise pistache mais après j’ai regretté, j’aurais dû prendre une de vanille.
– J’aime bien quand on peut tout faire reculer. J’habite chez une dame qui va bientôt mourir.
Elle ne touchait pas à sa glace et me regardait. Elle avait les cheveux tellement blonds que j’ai pas pu m’empêcher de lever la main et de les toucher et puis je me suis marré parce que c’était marrant.
– Tes parents ne sont pas à Paris ?
J’ai pas su quoi lui dire et j’ai bouffé encore plus de glace, c’est peut-être ce que j’aime le plus au monde.
Elle a pas insisté. Je suis toujours emmerdé quand on me parle qu’est-ce qu’il fait ton papa où elle est ta maman, c’est un truc qui me manque comme sujet de conversation.
Elle a pris une feuille de papier et un stylo et elle a écrit quelque chose qu’elle a souligné trois fois pour ne pas que je perde la feuille.