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A
A

– Tu t’appelles comment ?

– Momo.

– Et où sont tes parents, Momo ?

– J’ai personne, qu’est-ce que vous croyez. Je suis libre.

– Mais enfin, tu as bien quelqu’un pour s’occuper de toi ?

Je suçais mon orangeade parce qu’il faut voir.

– Je pourrais peut-être leur parler, j’aimerais bien m’occuper de toi. Je te mettrais dans un studio, tu serais comme un petit roi et tu manquerais de rien.

– Il faut voir.

J’ai fini mon orangeade et je suis descendu de la banquette.

– Tiens prends ça pour tes bonbons, mon petit chéri.

Elle m’a glissé un billet dans la poche. Cent francs. C’est comme j’ai l’honneur.

J’y suis revenu encore deux ou trois fois et chaque fois, elle me faisait des grands sourires mais de loin, tristement, parce que j’étais pas à elle.

Manque de pot, la caissière du Panier était une copine de Madame Rosa quand elles se défendaient ensemble. Elle a prévenu la vieille et qu’est-ce que j’ai eu droit comme scène de jalousie ! J’ai jamais vu la Juive dans un tel remue-ménage, elle en pleurait. « C’est pas pour ça que je t’ai élevé », elle l’a répété dix fois et elle pleurait. J’ai dû lui jurer que j’y reviendrai plus et que je serai jamais un proxynète. Elle m’a dit que c’étaient tous des maquereaux et qu’elle préférait encore mourir. Mais je voyais pas du tout ce que je pouvais faire d’autre, à dix ans.

Moi ce qui m’a toujours paru bizarre, c’est que les larmes ont été prévues au programme. Ça veut dire qu’on a été prévu pour pleurer. Il fallait y penser. Il y a pas un constructeur qui se respecte qui aurait fait ça.

Les mandats n’arrivaient toujours pas et Madame Rosa commença à attaquer la caisse d’épargne. Elle avait mis quelques sous de côté pour ses vieux jours mais elle savait bien qu’elle n’en avait plus pour longtemps. Elle n’avait toujours pas le cancer mais le reste se détériorait rapidement. Elle m’a même parlé pour la première fois de ma mère et de mon père car il parait qu’il y en avait deux. Ils étaient venus pour me déposer un soir et ma mère s’était mise à chialer et elle est partie en courant. Madame Rosa m’avait porté comme Mohammed, musulman, et elle avait promis que j’allais être comme un coq en pâte. Et puis après, après… Elle soupirait et c’était tout ce qu’elle savait, sauf qu’elle ne me regardait pas dans les yeux, quand elle disait ça. Je ne savais pas ce qu’elle me cachait mais la nuit ça me faisait peur. Je ne suis jamais arrivé à lui tirer autre chose, même quand les mandats ont cessé d’arriver et qu’elle n’avait plus de raison d’être gentille avec moi. Tout ce que je savais, c’est que j’avais sûrement un père et une mère, parce que là-dessus la nature est intraitable. Mais ils n’étaient jamais revenus et Madame Rosa prenait un air coupable et se taisait. Je vais vous dire tout de suite que je n’ai jamais retrouvé ma mère, je ne veux pas vous donner de fausses émotions. Une fois, quand j’ai beaucoup insisté, Madame Rosa a inventé un mensonge tellement miteux que c’était un vrai plaisir.

– Pour moi, elle avait un préjugé bourgeois, ta mère, parce qu’elle était de bonne famille. Elle ne voulait pas que tu saches le métier qu’elle faisait. Alors, elle est partie, le cœur brisé en sanglotant pour ne jamais revenir, parce que le préjugé t’aurait donné un choc traumatique, comme la médecine l’exige.

Et elle a commencé à chialer elle-même, Madame Rosa, il n’y avait personne comme elle pour aimer les belles histoires. Je pense que le docteur Katz avait raison quand je lui en ai parlé. Il a dit que les putes, c’est une vue de l’esprit. Monsieur Hamil aussi, qui a lu Victor Hugo et qui a vécu plus que n’importe quel autre homme de son âge, quand il m’a expliqué en souriant que rien n’est blanc ou noir et que le blanc, c’est souvent le noir qui se cache et le noir, c’est parfois le blanc qui s’est fait avoir. Et il a même ajouté, en regardant Monsieur Driss qui lui avait apporté son thé de menthe : « Croyez-en ma vieille expérience. » Monsieur Hamil est un grand homme, mais les circonstances ne lui ont pas permis de le devenir.

Il y avait des mois que les mandats n’arrivaient plus et pour Banania, Madame Rosa n’avait jamais vu la couleur de son argent, sauf quand il a débarqué, parce qu’elle s’était fait payer deux mois d’avance. Banania allait maintenant gratuitement sur ses quatre ans et il se conduisait sans gêne, comme s’il avait payé. Madame Rosa a pu lui trouver une famille car ce môme a toujours été un veinard. Moïse était encore en observation et il bouffait dans la famille qui l’observait depuis six mois pour être sûre qu’il était de bonne qualité et qu’il ne faisait pas de l’épilepsie ou des crises de violence. Les crises de violence, c’est surtout de ça que les familles ont peur quand ils veulent un môme, c’est la première chose à éviter, si on veut se faire adopter. Avec les mômes à la journée et pour nourrir Madame Rosa, il fallait douze cents francs par mois et encore il fallait ajouter les médicaments et le crédit qu’on lui refusait. On ne pouvait pas nourrir Madame Rosa seule à moins de quinze francs par jour sans faire d’atrocités, même si on la faisait maigrir. Je me souviens que je lui ai dit ça très franchement, il faut maigrir pour manger moins, mais c’est très dur pour une vieille femme qui est seule au monde. Elle a besoin de plus d’elle-même que les autres. Lorsqu’il n’y a personne pour vous aimer autour, ça devient de la graisse. J’ai recommencé à aller à Pigalle où il y avait toujours cette dame, Maryse, qui était amoureuse de moi parce que j’étais encore un enfant. Mais j’avais une peur bleue parce que le proxynète est puni de prison et on était obligés de se rencontrer en cachette. Je l’attendais dans une porte cochère, elle venait m’embrasser, se baissait, disait « mon joli cœur, qu’est-ce que j’aimerais avoir un fils comme toi », et puis elle me refilait le prix de la passe. J’ai aussi profité de Banania chez nous pour chaparder dans les magasins. Je le laissais tout seul avec son sourire pour qu’il désarme et il faisait autour de lui un attroupement, à cause des sentiments émus et attendrissants qu’il inspirait. Quand ils ont quatre ou cinq ans, les Noirs sont très bien tolérés. Des fois je le pinçais pour qu’il gueule, les gens l’entouraient de leur émotion et pendant ce temps je fauchais des choses utiles à manger. J’avais un pardessus jusqu’aux talons avec des poches maison que Madame Rosa m’avait cousues et c’était ni vu ni connu. La faim, ça ne pardonne pas. Pour sortir, je prenais Banania dans mes bras, je me mettais derrière une bonne femme qui payait et on croyait que j’étais avec elle, pendant que Banania faisait la pute. Les enfants sont très bien vus quand ils ne sont pas encore dangereux. Même moi, je recevais des mots gentils et des sourires, les gens se sentent toujours rassurés lorsqu’ils voient un môme qui n’a pas encore l’âge d’être un voyou. J’ai des cheveux bruns, des yeux bleus et je n’ai pas le nez juif comme les Arabes, j’aurais pu être n’importe quoi sans être obligé de changer de tête.

Madame Rosa mangeait moins, ça lui faisait du bien et à nous aussi. Et puis on avait plus de mômes, c’était la bonne saison et les gens allaient de plus en plus loin en vacances. Jamais je n’ai été plus content de torcher des culs parce que ça faisait bouillir la marmite et lorsque j’avais les doigts pleins de merde, je ne sentais même pas l’injustice.

Malheureusement, Madame Rosa subissait des modifications, à cause des lois de la nature qui s’attaquaient à elle de tous les côtés, les jambes, les yeux, les organes connus tels que le cœur, le foie, les artères et tout ce qu’on peut trouver chez des personnes très usagées. Et comme elle n’avait pas d’ascenseur, il lui arrivait de tomber en panne entre les étages et on était tous obligés de descendre et de la pousser, même Banania qui commençait à se réveiller à la vie et à sentir qu’il avait intérêt à défendre son bifteck.

Chez une personne, les morceaux les plus importants sont le cœur et la tête et c’est pour eux qu’il faut payer le plus cher. Si le cœur s’arrête, on ne peut plus continuer comme avant et si la tête se détache de tout et ne tourne plus rond, la personne perd ses attributions et ne profite plus de la vie. Je pense que pour vivre, il faut s’y prendre très jeune, parce qu’après on perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux.

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