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Une fois, j’étais devant une épicerie et j’ai volé un œuf à l’étalage. La patronne était une femme et elle m’a vu. Je préférais voler là où il y avait une femme car la seule chose que j’étais sûr, c’est que ma mère était une femme, on ne peut pas autrement. J’ai pris un œuf et je l’ai mis dans ma poche. La patronne est venue et j’attendais qu’elle me donne une gifle pour être bien remarqué. Mais elle s’est accroupie à côté de moi et elle m’a caressé la tête. Elle m’a même dit :

– Qu’est-ce que tu es mignon, toi !

J’ai d’abord pensé qu’elle voulait ravoir son œuf par les sentiments et je l’ai bien gardé dans ma main, au fond de ma poche. Elle n’avait qu’à me donner une claque pour me punir, c’est ce qu’une mère doit faire quand elle vous remarque. Mais elle s’est levée, elle est allée au comptoir et elle m’a donné encore un œuf. Et puis elle m’a embrassé. J’ai eu un moment d’espoir que je ne peux pas vous décrire parce que ce n’est pas possible. Je suis resté toute la matinée devant le magasin à attendre. Je ne sais pas ce que j’attendais. Parfois la bonne femme me souriait et je restais là avec mon œuf à la main. J’avais six ans ou dans les environs et je croyais que c’était pour la vie, alors que c’était seulement un œuf. Je suis rentré chez moi et j’ai eu mal au ventre toute la journée. Madame Rosa était à la police pour un faux témoignage que Madame Lola lui avait demandé. Madame Lola était une travestie de quatrième étage qui travaillait au Bois de Boulogne et qui avait été champion de boxe au Sénégal avant de traverser et elle avait assommé un client au Bois qui était mal tombé comme sadique, parce qu’il ne pouvait pas savoir. Madame Rosa était allée témoigner qu’elle avait été au cinéma avec Madame Lola ce soir-là et qu’après elles ont regardé la télévision ensemble. Je vous parlerai encore plus de Madame Lola, c’était vraiment une personne qui n’était pas comme tout le monde car il y en a. Je l’aimais bien pour ça.

Les gosses sont tous très contagieux. Quand il y en a un, c’est tout de suite les autres. On était alors sept chez Madame Rosa, dont deux à la journée, que Monsieur Moussa l’éboueur bien connu déposait au moment des ordures à six heures du matin, en absence de sa femme qui était morte de quelque chose. Il les reprenait dans l’après-midi pour s’en occuper. Il y avait Moïse qui avait encore moins d’âge que moi, Banania qui se marrait tout le temps parce qu’il était né de bonne humeur, Michel qui avait eu des parents vietnamiens et que Madame Rosa n’allait pas garder un jour de plus depuis un an qu’on ne la payait pas. Cette Juive était une brave femme mais elle avait des limites. Ce qui se passait souvent, c’est que les femmes qui se défendaient allaient loin où c’était très bien payé et il y avait beaucoup de demande et elles confiaient leur gosse à Madame Rosa pour ne plus revenir. Elles partaient et plouff. Tout ça, c’est des histoires de mômes qui n’avaient pas pu se faire avorter à temps et qui n’étaient pas nécessaires. Madame Rosa les plaçait parfois dans des familles qui se sentaient seules et qui étaient dans le besoin, mais c’était difficile car il y a des lois. Quand une femme est obligée de se défendre, elle n’a pas le droit d’avoir la puissance paternelle, c’est la prostitution qui veut ça. Alors elle a peur d’être déchue et elle cache son môme pour ne pas le voir confié. Elle le met en garderie chez des personnes qu’elle connaît et où il y a la discrétion assurée. Je ne peux pas vous dire tous les enfants de putes que j’ai vus passer chez Madame Rosa, mais il y en avait peu comme moi qui étaient là à titre définitif. Les plus longs après moi, c’étaient Moïse, Banania et le Vietnamien, qui a été finalement pris par un restaurant rue Monsieur le Prince et que je ne reconnaîtrais plus si je le rencontrais maintenant, tellement c’est loin.

Quand j’ai commencé à réclamer ma mère, Madame Rosa m’a traité de petit prétentieux et que tous les Arabes étaient comme ça, on leur donne la main, ils veulent tout le bras. Madame Rosa n’était pas comme ça elle-même, elle le disait seulement à cause des préjugés et je savais bien que j’étais son préféré. Quand je me mettais à gueuler, les autres se mettaient à gueuler aussi et Madame Rosa s’est trouvée avec sept gosses qui réclamaient leur mère avec des hurlements à qui mieux mieux et elle a fait une véritable crise d’hystérie collective. Elle s’arrachait les cheveux qu’elle n’avait déjà pas et elle avait des larmes qui coulaient d’ingratitude. Elle s’est caché le visage dans les mains et a continué à pleurer mais cet âge est sans pitié. Il y avait même du plâtre qui tombait du mur, pas parce que Madame Rosa pleurait, c’était seulement des dégâts matériels.

Madame Rosa avait des cheveux gris qui tombaient eux aussi parce qu’ils n’y tenaient plus tellement. Elle avait très peur de devenir chauve, c’est une chose terrible pour une femme qui n’a plus grand-chose d’autre. Elle avait plus de fesses et de seins que n’importe qui et quand elle se regardait dans le miroir elle se faisait de grands sourires, comme si elle cherchait à se plaire. Dimanche elle s’habillait des pieds à la tête, mettait sa perruque rousse et allait s’asseoir dans le square Beaulieu et restait là pendant plusieurs heures avec élégance. Elle se maquillait plusieurs fois par jour mais qu’est-ce que vous voulez y faire. Avec la perruque et le maquillage ça se voyait moins et elle mettait toujours des fleurs dans l’appartement pour que ce soit plus joli autour d’elle.

Quand elle s’est calmée, Madame Rosa m’a traîné au petit endroit et m’a traité de meneur et elle m’a dit que les meneurs étaient toujours punis de prison. Elle m’a expliqué que ma mère voyait tout ce que je faisais et que si je voulais la retrouver un jour, je devais avoir une vie propre et honnête, sans délinquance juvénile. Le petit endroit était encore plus petit que ça et Madame Rosa n’y tenait pas tout entière, à cause de son étendue et c’était même curieux combien il y en avait pour une personne si seule. Je crois qu’elle devait se sentir encore plus seule, là-dedans.

Lorsque les mandats cessaient d’arriver pour l’un d’entre nous, Madame Rosa ne jetait pas le coupable dehors. C’était le cas du petit Banania, son père était inconnu et on ne pouvait rien lui reprocher ; sa mère envoyait un peu d’argent tous les six mois et encore. Madame Rosa engueulait Banania mais celui-ci s’en foutait parce qu’il n’avait que trois ans et des sourires. Je pense que Madame Rosa aurait peut-être donné Banania à l’Assistance mais pas son sourire et comme on ne pouvait pas l’un sans l’autre, elle était obligée de les garder tous les deux. C’est moi qui étais chargé de conduire Banania dans les foyers africains de la rue Bisson pour qu’il voie du noir, Madame Rosa y tenait beaucoup.

– Il faut qu’il voie du noir, sans ça, plus tard, il va pas s’associer.

Je prenais donc Banania et je le conduisais à côté. Il était très bien reçu car ce sont des personnes dont les familles sont restées en Afrique et un enfant, ça fait toujours penser à un autre. Madame Rosa ne savait pas du tout si Banania qui s’appelait Touré était un Malien ou un Sénégalais ou un Guinéen ou autre chose, sa mère se défendait rue Saint-Denis avant de partir en maison à Abidjan et ce sont des choses qu’on ne peut pas savoir dans le métier. Moïse était aussi très irrégulier mais là Madame Rosa était coincée parce que l’Assistance publique ils pouvaient pas se faire ça entre Juifs. Pour moi, le mandat de trois cents francs arrivait chaque début de mois et j’étais inattaquable. Je crois que Moïse avait une mère et qu’elle avait honte, ses parents ne savaient rien et elle était d’une bonne famille et puis Moïse était blond avec des yeux bleus et sans le nez signalétique et c’étaient des aveux spontanés, il n’y avait qu’à le regarder.

Mes trois cents francs par mois rubis sur ongle infligeaient à Madame Rosa du respect à mon égard. J’allais sur mes dix ans, j’avais même des troubles de précocité parce que les Arabes bandent toujours les premiers. Je savais donc que je représentais pour Madame Rosa quelque chose de solide et qu’elle y regarderait à deux fois avant de faire sortir le loup des bois. C’est ce qui s’est passé dans le petit endroit quand j’avais six ans. Vous me direz que je mélange les années, mais ce n’est pas vrai, et je vous expliquerai quand ça me viendra comment j’ai brusquement pris un coup de vieux.

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