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– Croyez-moi, ne soyez pas mauvaise tête; d'abord, cela ne vous avancerait à rien; réfléchissez: si vous refusez de signer ce reçu, que va-t-il se passer? vous allez vous trouver sur le pavé, sans sou ni maille, sans le temps de vous retourner pour en avoir; voyons, dans l'intérêt même de ce petit innocent que vous portez dans vos entrailles, ne vous entêtez pas à rejeter cette offre qui est la seule acceptable, car elle concilie les intérêts des deux parties. Allons, un bon mouvement…

Il lui mit le reçu sous le nez.

Elle le repoussa de la main.-Non, je ne signerai pas, nous verrons; après tout, je veux élever son enfant qui est le mien…

– Demandez-moi tout de suite de le tenir sur les fonts baptismaux et de payer les mois de nourrice, dit Me Le Ponsart qui goguenarda presque, tant cette prétention lui parut baroque! Mais, ma chère, la recherche de la paternité est interdite, il n'y a pas besoin d'être un grand clerc pour savoir cela.-Eh bien, nous décidons-nous, car le temps me presse? Pour la seconde et dernière fois, je vous le répète: ou vous êtes la bonne de Jules, auquel cas vous avez droit à une somme de trente-trois francs soixante-quinze centimes; ou vous êtes sa maîtresse, auquel cas, vous n'avez droit à rien du tout; choisissez entre ces deux situations celle qui vous semblera la plus avantageuse.

– Et ça s'appelle un dilemme ou je ne m'y connais pas, fit-il très satisfait, en aparté. Il prit son parapluie et son chapeau.

Sophie s'exaspéra.-C'est bien, je vais voir ce qui me reste à faire, cria-t-elle.

– Rien, belle dame, croyez-moi. En attendant, vous avez jusqu'à demain midi pour réfléchir. Passé ce délai, je pars, enlevant les meubles, et je remets la clef du logement au propriétaire; la nuit porte conseil; laissez-moi espérer qu'elle vous profitera, et que demain vous serez revenue à des idées plus sages.

Et poliment, il la salua et l'invita ironiquement, la voyant immobile, comme pétrifiée, à ne point se déranger pour le reconduire, et il ouvrit et referma, en homme bien élevé, tout doucement la porte.

IV

Du haut de son comptoir, Mme Champagne aimait à s'écouter parler. Elle était asthmatique et obèse, blanche et bouffie, trop cuite. Dans ses tissus relâchés, des rides se croisaient en tous sens, zébrant le front, lézardant les yeux, lacérant les joues; ces rides étaient creusées sur sa face, en noir, de même que si la poussière des âges avait pénétré sous la peau et imprégné d'inneffaçables raies, le derme.

Elle était loquace et baguenaudière, convaincue de son importance, révérée par le quartier qui la réputait influente et juste. Elle était, en effet, la providence des pauvres, rédigeant des placets qu'elle adressait aux grands noms de France qui les accueillaient souvent, sans qu'on sût pourquoi.

En revanche, ses affaires personnelles réussissaient moins; elle exploitait, rue du Vieux-Colombier, près de la Croix-Rouge, une boutique mal achalandée de papeterie et de journaux, gagnant assez pour ne pas être mise en faillite; mais elle s'estimait quand même heureuse, car les plus intimes de ses souhaits étaient exaucés, ses penchants au cancanage enfin satisfaits dans ce magasin qui simulait une véritable agence de renseignements, une sorte de petite préfecture de police où, sur des sommiers judiciaires parlés, étaient relatés, à défaut de condamnations et de crimes, les cocuages et les disputes, les emprunts rendus et les dettes inapaisées des ménages.

En tête des pauvresses qu'elle protégeait et recommandait à la charité des grandes dames, figurait Mme Dauriatte, une femme de soixante-huit ans, maigre et voûtée, avec des yeux confits, une bouche vide et rentrée, une mine papelarde. Elle tenait de l'ancienne poseuse de sangsues, mais plus encore de ces mendiantes qui sollicitent la charité sous le porche des églises, et elle les fréquentait, en effet, au mieux avec les prêtres de Saint-Sulpice, vivant d'une dévotion également répartie sur Mme Champagne et sur la Vierge.

Ce jour-là, Mme Dauriatte, assise sur une chaise dans la boutique de la papetière, se lamentait de ses jambes qui refusaient de la porter, de ses pieds envahis par un potager d'oignons, de ses larges pieds cultivés qui nécessitaient le constant usage de bottes munies de poches.

Mme Champagne hochait le chef, en guise de consolante adhésion, quand soudain elle s'écria:-Tiens, mais c'est Sophie! Ah bien, vrai, elle en a des yeux!

– Où ça? demanda Mme Dauriatte, en allongeant le cou.

La papetière n'eut pas le temps de répondre; la porte s'ouvrit dans un choc de timbre, et Sophie Mouveau, les paupières pochées par les larmes, entra et se prit à sangloter devant les deux femmes.

– Voyons, qu'est-ce qu'il y a? demanda Mme Champagne.

– Faut toujours pas pleurer comme ça! fit en même temps Mme Dauriatte.

Elles s'empressèrent autour d'elle, la poussèrent sur un siège, la contraignirent à boire du vulnéraire étendu d'eau afin de la réconforter, et elles profitèrent de l'occasion pour s'adjuger un petit verre.-Nous pouvons tout entendre maintenant, déclara Mme Dauriatte qui se passa le revers de la manche sur la bouche.

Et, harcelée par les deux femmes dont les yeux grésillaient de curiosité, Sophie raconta la scène qui avait eu lieu entre elle et le grand-père de Jules.

Il y eut un moment de silence.

– Vieux mufle, va! s'écria Mme Dauriatte, laissant échapper par cette injure, comme par une soupape, l'indignation qui pressait sa vieille âme.

Mme Champagne, qui était femme de sang-froid, réfléchissait.

– Et il revient quand? dit-elle enfin à Sophie.

– Demain, avant midi.

Alors la papetière leva le doigt et, ainsi qu'un oracle, proféra cette sentence: Nous n'avons pas de temps à perdre; mais, c'est moi qui te le dis, tu n'as rien à craindre. Tu es enceinte, n'est-ce pas? Eh bien alors la famille te doit une pension alimentaire; je ne suis pas ferrée sur la justice, mais je sais tout cela; le tout est de ne pas se laisser embobiner. Du reste, aussi vrai que je m'appelle Mme Champagne, je vas lui montrer, moi à ce vieux crocodile, de quel bois je me chauffe!-Et elle se leva.-Mon chapeau, mon châle, dit-elle à Mme Dauriatte, figée d'admiration.-Elle les mit.-Je vous laisse la boutique en garde jusqu'à tout à l'heure, ma chère;-quant à toi, ma fille, ne t'abîme pas les yeux à pleurer et suis-moi: nous allons à côté, chez mon homme d'affaires.

Devant l'assurance si virilement exprimée par Mme Champagne, Sophie renfonça ses larmes.-C'est un homme très bien, vois-tu, que M. Ballot, disait la papetière, en route; cet homme-là, il ferait suer de l'argent à un vieux mur, puis rien ne l'embarrasse, il sait tout, tu vas voir; c'est là, montons, non, attends que je souffle.

Elles gravirent péniblement les trois étages, s'arrêtèrent devant une porte décorée d'une plaque de cuivre dans laquelle était incrustée en rouge et en noir cette inscription: «Ballot, receveur de rentes, tourner le bouton, s. v. p.» Mme Champagne haletait, couchée sur la rampe;-c'est-il donc bête d'être grosse comme cela, soupira-t-elle; puis, elle rejeta précipitamment des bouffées d'air, se moucha, et, la mine recueillie, de même que si elle fût entrée dans une chapelle, elle ouvrit la porte.

Elles pénétrèrent dans une salle à manger convertie en bureau, dont la fenêtre était obstruée par deux tables en bois peintes en noir, avec des gens courbés dessus, l'un vieux, le crâne garni de duvet de poule; l'autre, jeune, rachitique et velu; aucun de ces deux employés ne daigna tourner la tête.

– M. Ballot est-il visible? demanda Mme Champagne.

– Sais pas, fit le vieillard, sans bouger.

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