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– Mademoiselle,-et il s'arrêta devant elle,-il faut que je vienne pourtant au fait. M. Lambois, tout en reconnaissant les bons soins que vous avez prodigués à son fils, à titre de bonne, ne peut naturellement admettre que cette situation se perpétue. Je vais donner congé à ce logement aujourd'hui même, car nous sommes le 15 et il est temps; demain je ferai emporter les meubles; reste la question pécuniaire qui vous concerne.

M. Lambois a pensé, et cet avis est le mien, qu'étant données les laborieuses qualités dont vous avez fait preuve, Jules ne pouvait avoir une servante aussi dévouée, à moins de quarante-cinq francs par mois, prix fort, comme vous ne l'ignorez pas, à Paris,-car, nous autres campagnards, ajouta le notaire entre parenthèses, nous avons chez nous des domestiques, à un prix beaucoup moindre, mais peu importe.-Donc, nous sommes le 15, c'est quinze jours plus huit d'avance que je vous dois, soit trente-trois francs soixante-quinze centimes, si je sais compter. Veuillez bien me signer le reçu de cette petite somme.

Effarée, la femme se leva.

– Mais, monsieur, je ne suis pas une bonne, vous savez bien comment j'étais avec Jules; je suis enceinte, j'ai même écrit…

– Pardonnez-moi de vous interrompre, dit Me Le Ponsart. Si j'ai bien compris vous étiez la maîtresse de Jules. Alors, c'est une autre paire de manches: vous n'avez droit à rien du tout.

Elle demeura abasourdie par ce coup droit.

– Alors, comme ça, fit-elle, en suffoquant, vous me chassez sans argent, avec un enfant que je vais avoir.

– Du tout, mademoiselle, du tout; vous déplacez la question; je ne vous chasse point, en tant que maîtresse: je vous donne vos huit jours, en tant que bonne, ce qui n'est pas la même chose. Voyons, écoutez-moi bien; vous avez été présentée en qualité de servante par Jules, à son père. Tout le temps que M. Lambois est resté ici, vous avez joué ce rôle. M. Lambois ignore donc ou est du moins censé ignorer les relations que vous entreteniez avec son fils. Étant actuellement souffrant, retenu chez lui par une attaque de goutte, il m'a chargé de venir à Paris, en son lieu et place, afin de régler les affaires laissées pendantes de la succession, et, nécessairement, il a résolu de se priver des services d'une bonne puisque la seule personne qui pouvait les utiliser n'est plus.

Sophie éclata en sanglots.

– Je l'ai pourtant soigné, j'ai passé les nuits, je le referais encore si c'était à refaire, car il m'aimait bien. Ah! lui, il avait bon cœur; il se serait plutôt privé de tout, que de me mettre dans la peine. Non, pour sûr, ce n'est pas lui qui aurait chassé une femme qu'il aurait mise enceinte!

Oh! cette question-là, nous la laisserons de côté, fit assez vivement le notaire. En admettant, comme vous le prétendez, que vous soyez grosse des œuvres de Jules, ce n'est pas, vous en conviendrez, à un homme de mon âge qu'il appartient de sonder les mystères de votre alcôve; je me récuse absolument pour cette besogne. Au fait, reprit-il, frappé d'une idée subite, vous êtes grosse de combien de mois?

– De quatre mois, monsieur.

Me Le Ponsart parut méditer. Quatre mois! mais Jules était déjà malade et, par conséquent, il devait s'abstenir, par raison de santé, de ces rapprochements que les personnes bien portantes peuvent seules se permettre. Il y aurait donc présomption pour que ce ne fût pas lui…

– Mais il n'était pas au lit il y a quatre mois, s'écria Sophie indignée de ces suppositions; le médecin n'était même pas venu… puis il m'aimait bien et…

Me Le Ponsart étendit la main.

– Bien, bien, fit-il, cela suffit, et, un peu vexé d'avoir fait fausse route et de n'avoir pu, avec le chiffre des mois, confondre la femme, il ajouta aigrement: Je me doutais déjà que des excès avaient dû causer la maladie et hâter la mort de Jules, maintenant, j'en ai la certitude; quand on n'est pas plus fort que n'était le pauvre garçon, c'est véritablement malheureux de tomber sur une personne qui est… voyons, comment dirais-je, trop bien portante, trop brune, fit-il, très satisfait de cette dernière épithète, qu'il estimait à la fois concluante et exacte.

Sophie le regarda, stupéfiée par cette accusation; elle n'avait même plus le courage de répondre, tant les actes qu'on lui reprochait lui semblaient inouïs; cette idée qu'on pouvait imputer à son affection la mort de cet homme qu'elle avait soigné, jours et nuits, l'atterra; elle étrangla, puis ses larmes qui semblaient taries recoulèrent de plus belle.

Pendant ce temps, le notaire se faisait cette réflexion que ces pleurs ne l'embellissaient pas: ce ventre qui sautait dans la saccade des sanglots lui parut même grotesque.

Cette réflexion ne le disposait pas à la clémence; cependant, comme le désespoir de la malheureuse augmentait, qu'elle pleurait maintenant à chaudes larmes, la tête entre les mains, il s'amollissait un peu et s'avouait intérieurement qu'il était peut-être cruel de jeter ainsi une femme sur le pavé, en quelques heures.

Il s'irrita, mécontent de lui; mécontent tout à la fois de l'action qu'il allait commettre et du semblant de pitié qu'il éprouvait.

Involontairement, il cherchait un argument décisif qui lui rendît cette créature plus odieuse, un argument qui enforcît et justifiât sa dureté, qui le débarrassât du soupçon de malaise qu'il sentait poindre.

Il posa deux questions, mais, trichant avec lui-même afin d'aider à se convaincre et d'obliger la femme à répondre dans le sens qu'il espérait, il plaida le faux pour savoir le vrai.

– En résumé, ma chère enfant, fit-il, je n'ignore pas la façon dont mon petit-fils vous a connue. Certes, cela n'ôte rien à vos mérites, mais permettez-moi de vous le dire, il n'a pas été le premier qui ait défloré ces charmants appas-et il salua galamment de la main-de sorte que, comme nous disons, nous autres hommes de loi, là où il n'y a pas eu de préjudice, il ne saurait y avoir de réparation.

Sophie continuait à pleurer doucement: elle ne répondit point.

Bien, pensa Me Le Ponsart, elle ne proteste pas; donc, j'ai touché juste; Jules n'a pas été son premier amant-et d'une…

– En second lieu, reprit-il, vous pensiez bien, n'est-ce pas? que la situation irrégulière dans laquelle vous viviez avec mon petit-fils ne pouvait durer. D'une façon ou d'une autre, elle se serait rompue. Ou Jules aurait été nommé sous-préfet dans une province et il se serait honorablement et richement marié, ou pour une cause que l'avenir eût pu seul nous apprendre, il vous eût quittée ou eût été quitté par vous: dans ces deux cas, votre liaison aurait forcément pris fin.

– Non, monsieur, fit-elle vivement, en levant sa tête, non, Jules ne m'aurait pas abandonnée. Il aurait épousé la mère de son enfant; il me l'a dit, combien de fois!

– Allons donc, mâtine, murmura le notaire, voilà ce que je voulais te faire avouer. Cette fois, ses scrupules se mettaient à couvert; cette fille, qui n'avait pas l'excuse de s'être livrée vierge à son petit-fils, nourrissait le projet de se marier!

C'est un comble, se répétait-il; nous aurions eu ce torchon-là dans notre famille! Il resta déconcerté; en une rapide vision, il aperçut Jules amenant cette femme, traversant la localité, toute entière sur ses portes, entrant au milieu de la famille consternée par cette mésalliance; il aperçut cette femme, sans tenue, ne sachant ni manger, ni s'asseoir, lâchant des coq-à-l'âne, compromettant sa situation par le ridicule de sa vie présente et l'infamie de sa vie passée.-Ah bien, nous l'avons échappé belle!

Sa résolution était, du coup, inébranlable.

– Voulez-vous signer, oui ou non, ce reçu? dit-il, d'un ton bref.

Elle refusa d'un geste.

– Faites bien attention, je vous ouvre une porte de sortie, vous la refusez; prenez garde que moi-même je ne la ferme.

Puis, voyant qu'elle persistait à se taire, il ravala sa colère, se croisa les bras et reprit, d'une voix paterne:

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