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– Il est occupé, jeta le jeune homme par-dessus son épaule.

– Alors, nous attendrons.

Et Mme Champagne s'empara des chaises qu'on ne lui offrait point. Elles s'assirent, sans parler; Sophie restait, les yeux baissés, incapable de réunir deux idées, mal remise encore du coup asséné, le matin, par le notaire; la papetière regardait la pièce, meublée de casiers gris, de cartons, de liasses attachées avec des sangles; ça sentait les bottes mal décrottées, le graillon et l'encre sèche; à certains instants, un bruit de voix s'entendait derrière une porte à tambour vert, en face de la croisée.

C'est là qu'est son bureau, dit confidentiellement Mme Champagne à sa protégée que cette intéressante révélation ne désoucia point.

Alors la papetière récola dans sa cervelle les pensées qu'elle délibérait d'émettre; puis, pour tuer le temps, elle considéra les souliers du vieil employé, leurs tiges déchirées, leurs élastiques tortillés comme des vers, leurs talons gauchis; elle commençait à s'endormir, quand le tambour vert s'écarta devant l'homme d'affaires qui reconduisit un client jusqu'au palier, avec force salutations, revint et, reconnaissant Mme Champagne, la pria d'entrer.

Les deux femmes, debout, dès qu'il avait paru, le suivirent, sur la pointe des pieds dans son cabinet; courtoisement, il leur désigna des chaises, se renversa sur son fauteuil d'acajou, en hémicycle, et, jouant nonchalamment avec un énorme coupe-papier en forme de rame, il invita ses clientes à lui faire connaître l'objet de leur visite.

Sophie commença son histoire, mais Mme Champagne parlait en même temps, greffant de ses réflexions personnelles la narration déjà confuse des faits. Fatigué par cet inextricable verbiage, M. Ballot voulut poser les questions, une à une et il supplia Mme Champagne de se taire et de laisser d'abord s'expliquer la personne directement en cause.

– Et vous désirez maintenant… fit-il après qu'il fut au courant de la situation.

– Mais, nous désirons qu'il lui soit rendu justice, s'écria la papetière qui jugea le moment venu de prendre la parole. La pauvre enfant est enceinte de ce garçon; lui, il est mort, il ne peut plus rien pour elle, ça c'est clair, mais la famille lui doit, je pense bien, une petite rente, quand ça ne serait que pour payer les mois de nourrice et élever le gosse! comme c'est des pouacres et des sans-cœur qui lui ont dit qu'ils la mettraient comme ça sur le pavé, demain, je viens savoir ce qu'il y aurait à faire.

– Rien, ma chère Dame.

– Comment, rien! s'exclama la papetière au comble de la stupeur.-Mais alors, le pauvre monde, il ne serait donc plus protégé! il y aurait donc des gens qui pourraient mettre les autres sur la paille, quand ça leur dirait!

M. Ballot haussa les épaules.-Le logement était au nom du défunt, les meubles aussi, n'est-ce pas? bon;-d'autre part, M. Jules a des héritiers, eh bien, ces héritiers ont le droit d'agir, dans espèce, ainsi que bon leur semble! Quant à cet enfant posthume qui vous paraît créer des titres à Mademoiselle, c'est une pure et simple erreur; rien, absolument rien, vous m'entendez, ne peut les forcer à reconnaître que la paternité de cet enfant appartient à M. Jules.

– Si c'est Dieu possible! étouffa Mme Champagne.

– C'est ainsi; le Code est là et il est formel, dit l'homme d'affaires, en souriant.

– Ah bien, il est propre, votre Code! je me demande ce qu'il y a dedans, moi, si des situations comme celle de Sophie n'y sont pas réglées!

– Mais si, elles sont réglées, ma bonne dame Champagne, et la preuve est qu'il est interdit à Mademoiselle de réclamer quoi que soit par les voies légales.

– Viens, viens, ma fille, cria la papetière qui s'exaspérait. Elle se leva.-On voit bien que les lois sont fabriquées par les hommes; tout pour eux, rien pour nous; je lui arracherais les yeux, moi, au grand-père de Jules, si je le tenais, ce serait toujours autant de fait!-Et, poussée à bout par le rire narquois de M. Ballot, Mme Champagne perdit complètement la tête et affirma que si jamais un homme se permettait envers elle des abominations de la sorte, elle se vengerait, coûte que coûte, quitte à passer en Cour d'assises; ajouta, du reste, qu'elle se fichait, comme de Colin-Tampon, de la police, des prisons, des juges, divagua pendant dix bonnes minutes, excitée par M. Ballot qui, ne voyant aucun profit à tirer de cette affaire, s'amusait pour son propre compte, très sympathique au fond à ce notaire de province dont il appréciait, en connaisseur, l'adroit dilemme.

Quant à Sophie, elle demeurait immobile, clouée debout, les yeux fixes. Depuis le matin, cette pensée qu'elle allait rôder, sans argent, sans domicile, jetée comme un chien dehors, s'était émoussée; à cette souffrance précise et aiguë, avait succédé une désolation vague, presque douce; elle dormait tout éveillée, incapable de réagir contre cet alanguissement qui la berçait. Elle ne pleurait plus, se résignait, s'abandonnait à Mme Champagne, remettant son sort entre ses mains, se désintéressant même de sa propre personne, s'apitoyant avec la papetière sur le malheur d'une femme qui la touchait de très près, mais qui n'était plus absolument elle.

Ne comprenant pas cet amollissement, cette indifférence hébétée, qui résulte de l'excès même des larmes, Mme Champagne s'agaça.

– Mais remue-toi donc, dit-elle; joue donc pas ainsi les chiffes!-usant, dans cette exclamation, son reste de colère; puis elle se remit un peu et, plus d'aplomb, s'adressa à l'agent d'affaires.

– Alors, Monsieur Ballot, c'est tout ce que vous pouvez nous dire?

– Hélas! oui, ma brave dame; je regrette de ne pouvoir vous assister dans cette épreuve, et il les poussa poliment vers la porte, protestant d'ailleurs de son dévouement, assurant Mme Champagne, en particulier, de sa haute estime.

Elles se retrouvèrent, anéanties, dans la boutique. Ce fut alors au tour de Mme Dauriatte de s'emporter.-Mme Champagne gisait, dans son comptoir, la tête entre les mains, secouée de temps à autre par les vociférations de sa vieille amie dont l'intelligence fut, ce jour-là, plus spécialement incohérente. À propos de Sophie, elle en vint, sans transition raisonnable, à parler d'elle-même, à retracer la vie de feu Dauriatte, son mari, un homme dont elle avait ignoré ou oublié la position sociale, car si elle se rappelait qu'il portait de l'or sur ses habits, elle ne pouvait dire au juste s'il avait été maréchal de France ou tambour-major, vendeur de pâte à rasoir ou suisse.

Cette douche d'histoires endormit la papetière que les émotions avaient brisée; une cliente qui marchanda des plumes la réveilla.

Elle s'étira et songea au dîner; l'heure s'avançait; on convint que Mme Dauriatte irait chercher aux «Dix-huit Marmites,» une gargote située rue du Dragon, près de la Croix-Rouge, deux potages et deux parts de gigot, pour trois.-Je vais moudre le café, tandis que vous achèterez des provisions, conclut Mme Champagne, et pendant ce temps Sophie mettra le couvert.

Vingt minutes après, elles étaient installées dans l'arrière-boutique, exclusivement meublée d'une table ronde, d'une fontaine, d'un petit fourneau et de trois chaises.

Sophie ne pouvait avaler; les morceaux lui bouchaient la gorge.

– Allons, ma belle, disait Mme Dauriatte, qui mangeait ainsi qu'un ogre, il faut vous forcer un peu.

Mais la jeune fille secouait la tête, donnant à Titi, le petit chien-loup de la papetière, la viande qui se figeait dans son assiette.

Et comme Mme Dauriatte insistait:-Laissez-la, le chagrin nourrit, attesta judicieusement Mme Champagne qui n'ayant, elle aussi, ce soir-là, aucun appétit, s'alimentait du moins avec des verres d'un liquide rouge.

Mme Dauriatte opina du bonnet, mais ne souffla mot, car elle avait des joues telles que des balles; et des rigoles de jus serpentaient jusqu'à son menton, tant elle se hâtait à torcher les plats.

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