– Il me faut la première créature vierge qui te tombera sous la main: homme ou femme, peu importe; cependant une femme vaudrait mieux. J’ai découvert cela à cause de l’affinité des sexes; trouve-moi donc cela, et hâte toi, car je n’ai plus que huit jours.
– C’est bien, maître, dit Balsamo; je verrai, je chercherai.
Un nouvel éclair, plus terrible que le premier, passa dans les yeux du vieillard.
– Tu verras, tu chercheras! s’écria-t-il; oh! c’est donc là ta réponse. Je m’y attendais, d’ailleurs, et je ne sais pas comment je m’en étonne. Et depuis quand, infime vermisseau, créature parle-t-elle ainsi à son créateur? Ah! tu me vois sans forces, ah! tu me vois couché, tu me vois sollicitant, et tu es assez sot pour me croire à ta merci? Oui ou non, Acharat, et n’aie dans les yeux ni embarras ni mensonge; car je vois et je lis dans ton cœur, car je te juge et je te poursuivrai.
– Maître, répondit Balsamo, prenez garde. votre colère va vous nuire.
– Réponds! réponds!
– Je ne sais dire à mon maître que ce qui est vrai; je verrai si je puis vous procurer ce que vous désirez, sans nous nuire à tous deux, sans nous perdre même. Je chercherai un homme qui nous vende la créature dont vous avez besoin; mais je ne prendrai pas le crime sur moi. Voilà tout ce que je puis vous dire.
– C’est fort délicat, dit Althotas avec un rire amer.
– C’est ainsi, maître, dit Balsamo.
Althotas fit un effort si puissant, qu’à l’aide de ses deux bras appuyés sur ceux de son fauteuil, il se dressa tout debout.
– Oui ou non! dit-il.
– Maître, oui, si je trouve; non, si je ne trouve pas.
– Alors, tu m’exposeras à la mort, misérable; tu économiseras trois gouttes de sang d’un animal immonde et nul comme la créature qu’il me faut pour laisser tomber dans l’abîme éternel la créature parfaite que je suis. Écoute, Acharat, je ne te demande plus rien, dit le vieillard avec un sourire effrayant à voir; non, je ne te demande absolument rien; j’attendrai; mais, si tu ne m’obéis pas, je me servirai moi-même; si tu m’abandonnes, je me secourrai. Tu m’as entendu, n’est-ce pas? Va, maintenant.
Balsamo, sans rien répondre à cette menace, prépara autour du vieillard ce qui lui était nécessaire; il mit à sa portée la boisson et la nourriture, s’acquitta de tous les soins, enfin, qu’un vigilant serviteur aurait eus pour son maître, qu’un fils dévoué aurait eus pour son père; puis, absorbé dans une autre. pensée que celle qui torturait Althotas, il baissa la trappe pour descendre, sans remarquer que l’œil ironique du vieillard le suivait presque aussi loin qu’allaient son esprit et son cœur.
Althotas souriait encore comme un mauvais génie, lorsque Balsamo se retrouva en face de Lorenza toujours endormie.
Chapitre CXXVIII Lutte
Là, Balsamo s’arrêta, le cœur gonflé de douloureuses pensées.
Nous disons douloureuses, et non plus violentes.
La scène qui avait eu lieu entre lui et Althotas, en lui faisant envisager peut-être le néant des choses humaines, avait chassé hors de lui toute colère. Il en était à se rappeler ce procédé du philosophe qui récitait l’alphabet grec en entier avant d’écouter la voix de cette noire divinité conseillère d’Achille.
Après un instant de froide et muette contemplation devant ce canapé où était couchée Lorenza:
– Me voici, se dit-il, triste mais résolu et envisageant nettement ma situation; Lorenza me hait; Lorenza m’a menacé de me trahir, et elle m’a trahi; mon secret ne m’appartient plus, je l’ai laissé aux mains de cette femme, qui le jette au vent; je ressemble au renard qui, du piège aux dents d’acier, a retiré seulement l’os de sa jambe mais qui y a laissé la chair et la peau, de manière que le chasseur peut dire le lendemain: «Le renard a été pris ici, je le reconnaîtrai mort ou vif.»
«Et ce malheur inouï, ce malheur qu’Althotas ne peut comprendre et que, pour cette raison, je ne lui ai pas même raconté; ce malheur qui brise toutes mes espérances de fortune en ce pays, et, par conséquent, dans ce monde, dont la France est l’âme, c’est à la créature que voici endormie, c’est à cette belle statue au doux sourire que je le dois. Je dois à cet ange sinistre le déshonneur et la ruine, en attendant que je lui doive la captivité, l’exil et la mort.
«Donc, continua-t-il en s’animant, la somme du bien a été dépassée par celle du mal, et Lorenza m’est nuisible.
«O serpent aux replis gracieux, mais qui étouffent; à la gorge dorée, mais pleine de venin; dors donc, car je vais être obligé de te tuer quand tu te réveilleras!»
Et Balsamo, avec un sinistre sourire, se rapprocha lentement de la jeune femme, dont les yeux, chargés de langueur, se levèrent sur lui à mesure qu’il s’approchait, comme s’ouvrent les tournesols et les volubilis au premier rayon du soleil levant.
– Oh! dit Balsamo, il faudra cependant que je ferme à tout jamais ces yeux qui, à cette heure, me regardent si tendrement; ces beaux yeux pleins d’éclairs aussitôt qu’ils ne sont pas pleins d’amour.
Lorenza sourit doucement, et, en souriant, montra la double rangée si suave et si pure de ses dents de perles.
– Mais, en tuant celle qui me hait, continua Balsamo en se tordant les bras, je tuerai donc aussi celle qui m’aime!
Et son cœur s’emplit d’un profond chagrin, étrangement mêlé d’un vague désir.
– Non, murmura-t-il, non; j’ai juré en vain. J’ai menacé inutilement, non, je n’aurai jamais le courage de la tuer; non, elle vivra, mais elle vivra sans jamais plus être éveillée; mais elle vivra de cette vie factice qui sera pour elle le bonheur, tandis que l’autre est le désespoir. Puissé-je la rendre heureuse! Qu’importe le reste… elle n’aura plus qu’une existence, celle que je lui ferai, celle pendant laquelle elle m’aime, celle dont elle vit en ce moment.
Et il étreignit d’un tendre regard le regard amoureux de Lorenza, tout en abaissant lentement une main sur sa tête.
En ce moment, Lorenza, qui semblait lire dans la pensée de Balsamo comme dans un livre ouvert, poussa un long soupir, se souleva doucement et, avec la gracieuse lenteur du sommeil, vint attacher ses deux bras blancs et doux aux épaules de Balsamo, qui sentit son haleine parfumée à deux doigts de ses lèvres.
– Oh! non, non! s’écria Balsamo en passant sa main sur son front brûlant et sur ses yeux éblouis; non, cette vie enivrante conduirait au délire; non, je ne pourrais résister toujours, et avec ce démon tentateur, avec cette sirène, la gloire, la puissance, l’immortalité m’échapperaient. Non, non, elle se réveillera, je le veux, il le faut.
Éperdu, hors de lui, Balsamo repoussa vivement Lorenza, qui se détacha de lui et, comme un voile flottant comme une ombre, comme un flocon de neige, alla tomber sur le sofa.